La recherche de la puissance
Ce livre offre une interprétation « matérialiste » de l’histoire militaire et de l’histoire tout court : la technique conditionne le succès des armées et par là contribue puissamment à l’évolution des sociétés humaines. Thèse qui n’est pas particulièrement nouvelle : l’arc, l’armure, l’arbalète, le canon, l’atome… représentent indéniablement autant de « sauts technologiques » qui firent basculer les rapports de force. McNeill va jusqu’à la systématisation : le canon de siège de Charles VIII est à la base du déclin des cités-États italiennes ; l’obus de Paixhans « détermina la Grande-Bretagne à participer à la guerre de Crimée »… C’est dire que les artilleurs y trouvent leur compte : Gribeauval a droit à 6 pages et Condé n’est même pas cité.
Pourtant, comble de l’humiliation, notre merveilleux 75 est relégué en renvoi. Le coq gaulois voit sa fierté mise à mal par ce professeur de l’université de Chicago. Louvois, selon lui, s’est contenté de copier à retardement les Vénitiens ; Napoléon, battu par l’industrie britannique et le cerveau germanique, n’est étudié que sous l’angle logistique ; Austerlitz est ignoré comme Verdun. En revanche, Wallenstein, homme d’affaires douteux, Lord Fisher et son dreadnought, Ludendorff en tant que champion de l’organisation, tiennent le haut du pavé.
Cette vision des choses fournit l’occasion de sortir du cadre hexagonal et des chers « avant-postes de cavalerie légère ». Le parti pris d’abandon de tout récit des campagnes conduit toutefois à des raccourcis caricaturaux. Quatre ans d’opérations tiennent en une phrase : « L’armée soviétique, contre toute attente, triompha de l’assaut nazi ». L’affaire de Cuba est expédiée de même façon : « Khrouchtchev pensa pouvoir installer des missiles à Cuba… Cette tentative ne put être réalisée, car l’US Navy s’opposa à la livraison de quelques-uns des éléments essentiels ».
Il serait injuste de réduire ce monument d’érudition à l’énumération des tournants créés par la machinerie guerrière. L’ouvrage apporte au moins trois autres sujets importants d’information et de réflexion : d’une part, une explication sociologique des comportements, par exemple l’exposé au chapitre VI des deux solutions adoptées pour absorber la croissance démographique de la fin du XVIIIe siècle, la française par la levée en masse et les guerres de conquête, l’anglaise par l’industrialisation ; d’autre part, la description de la société militaire, particulièrement celle des mercenaires, avec ses valeurs spécifiques où figurent à la fois « les prostituées, le jeu et la boisson », mais aussi « la fierté, la ponctualité et le désir de gloire » ; enfin et surtout le tableau des relations entre le pouvoir politique et les industries d’armement ; apparu avec les souverains affairistes (Manuel « le fortuné », Elisabeth Ire), le fameux complexe militaro-industriel a pris toute son ampleur en Grande-Bretagne, relevant l’épopée des chemins de fer, dès les années 1880. Rôle de la presse, fuites savamment distillées, conditionnement de l’opinion, pressions de la bureaucratie, action des lobbies, recherche des marchés extérieurs, difficulté de prévision des coûts… Tout cela rappelle un air connu. À l’époque du « two power standard », Churchill pouvait écrire : « L’Amirauté demandait 6 navires, les économistes en offraient 4, nous aboutîmes à un compromis sur 8 ! ». Par ailleurs, l’« internationale des marchands » fonctionnait déjà à plein : lié par accords avec Vickers et Armstrong [deux entreprises britanniques], Krupp [Allemand] vendait aux Russes grâce à des crédits français.
Nous avons donc affaire à un document de fond, établi selon un plan chronologique, qui se lit en général facilement, malgré quelques passages ardus et de (rares) fautes d’impression. Un dernier chapitre indigeste et confus, émaillé de truismes du genre « l’exploration des planètes fournit aux astronomes des éléments d’observation de grand intérêt », aurait pu être économisé. Ce livre dense prouve, ainsi que l’attestent les innombrables références, de Princeton à Berkeley, la richesse et la variété des études historique menées outre-Atlantique. Paru en 1982, il n’a rien perdu de sa valeur, puisqu’il est consacré aux tendances lourdes et se situe hors des aléas politiques. ♦