Histoire de la guerre d’Indochine
Affirmer que ce livre (qui est la réédition, à 15 ans d’intervalle, d’un ouvrage édité chez Plon sous le même titre) est le meilleur paru sur la partie « française » de la guerre d’Indochine serait présomptueux. À considérer l’abondante bibliographie, on ne peut prétendre avoir fait le tour de la question ; et pourtant, de Bergot à Pouget, la plupart des récits ont traité d’épisodes particuliers et relativement peu, à la manière des excellents Bodard (mais dans un style plus littéraire, voire journalistique) ont tenté de retracer l’ensemble du conflit. Bref, sans se lancer plus avant dans les comparaisons, le travail du général Gras constitue un document de première valeur sur le sujet.
Si le volume est important (plus de 600 pages), on ne saurait en tenir grief à l’auteur qui n’est pas responsable de la durée désespérante de l’affrontement. L’étude est complète, tout en évitant les détails excessifs, et elle nous a paru fort objective. Pour peu que le hasard ait conduit le lecteur à participer à un voyage organisé dans les parages à l’époque considérée, il découvre la relation exacte de ce qu’il a vécu et, à l’occasion, éprouve la satisfaction de comprendre le pourquoi de telle ou telle excursion qui lui fut proposée sans qu’il en comprît sur le moment l’intérêt avec évidence. Il retrouve la farouche [division] 308, l’insaisissable [régiment] TD 42 et aussi, si bien décrite, cette vie de poste où la « piétaille du corps expéditionnaire » remplissait sa tâche ingrate.
Le chef d’orchestre virtuose de Kolwezi [opération Bonite au Zaïre, 15-21 mai 1978] a su jouer habilement de ses fiches en faisant alterner, tout en respectant l’ordre chronologique (le plus rationnel ici), les événements politiques et les combats, malheureusement moins bien coordonnés que chez l’adversaire, qui appliquait une stratégie globale sans failles. Les gouvernements français successifs, privés de toute continuité du fait de l’instabilité ministérielle, tiraillés entre les impératifs d’équilibre parlementaire et les a priori idéologiques, empêtrés dans les « affaires », soutenus pendant longtemps du bout des lèvres par les Américains, hésitaient tout autant que la population indigène, ballottée qu’elle était entre les traces laissées par le passé colonial et l’occupation japonaise, la pression d’évêques suspects et de sectes douteuses, le quadrillage viet… Pendant ce temps, l’octroi de l’indépendance se dansait en tango avec des partenaires experts en dérobades et passant de la force d’inertie au jeu des surenchères.
Les opérations se succédaient du Nord au Sud dans un terrain difficile. Seules les plus importantes sont relatées avec précision (on peut toutefois regretter la rareté et la maigreur des cartes, ainsi que l’absence d’échelle). Les responsables militaires français se heurtaient à l’impossibilité de concilier notion d’effort et dispersion des besoins, à la modicité des moyens, aux difficultés de la vietnamisation et, en face, à l’exemplaire volonté de la direction Vietminh, pourtant non exempte d’erreurs de calcul et acculée en maintes occasions à une situation critique. Ils eurent aussi le tort de raisonner trop longtemps en termes classiques et de ne pas enregistrer le moment venu la modification du rapport des forces, malgré un renseignement qui fonctionna toujours remarquablement.
Deux éléments contribuent à notre avis puissamment à la qualité du livre : le premier est la modération avec laquelle l’auteur analyse les faits, et en particulier expose sans en rien cacher les conflits de personnes et les indéniables erreurs commises lors des désastres majeurs de la Route coloniale 4 (RC 4) et de Diên Bien Phu ; le second réside dans la galerie de portraits, brefs mais ciselés, allant de l’oncle Hô « ce vieux gredin de noble allure », à Navarre que l’auteur a l’élégance de ne pas accabler. Entre-temps défilent le « singulier carme » Thierry d’Argenlieu, le fanatique Nguyen Binh, l’inflexible Giap, le dynamique Valluy, l’habile Salan… Nous eûmes là-bas, malgré quelques rares manquements, des officiers remarquables, depuis les héroïques et souvent obscurs commandants de compagnie de la rivière Noire ou d’Éliane 1 jusqu’aux chefs incomparables que furent Chanson, Gilles, Bigeard ou Langlais ; et puis il y eut de Lattre, cette « entrée en scène fulgurante », cet art de rétablir une situation « sans moyens supplémentaires, par l’effet de sa volonté et de son prestige ». Sa mort « brisa l’élan » et amorça la chute.
Voici donc la sombre histoire d’une guerre « confuse, étrange, paradoxale », « non pas conduite, mais subie » par le pays. Le début de l’épilogue résume parfaitement l’affaire : « Commencée dans l’indifférence, poursuivie par inertie, achevée dans l’amertume ». Le tigre a battu l’éléphant, mais l’armée française d’Indochine n’a pas démérité. Rendons grâce au général Gras de nous en persuader une fois de plus. ♦