An Improvised War
Il existe sur la libération de l’Éthiopie par les Britanniques en 1941 une abondante bibliographie, et les ouvrages classiques de Playfair font autorité ; mais Michael Glover, historien militaire britannique, est allé plus loin que les interprétations officielles, et a cherché les raisons profondes de la défaite italienne qui, souvent, pour des buts de propagande, ont été sommairement évoquées et analysées.
Grâce à des documents officiels récemment déclassifiés, l’auteur a rétabli la vérité sur un certain nombre de sujets, en particulier sur le niveau des forces italiennes en Afrique orientale en 1940. Sur 256 000 hommes, on comptait 182 000 soldats locaux, dans des divisions dites « coloniales » et dans des « bandas ». Ces forces locales se sont d’ailleurs bien comportées et certaines ont suivi les Italiens jusqu’au bout. Sur les 74 000 hommes, de troupes purement italiennes, un tiers était constitué par les « chemises noires » (milice volontaire de sécurité nationale), souvent composées de civils mobilisés. Il n’y avait en fait que 47 000 hommes, de troupes régulières, auxquelles il fallait ajouter 9 000 « carabinieri » et 1 800 hommes de la « guarda finanza ».
Chez les Britanniques, la proportion des forces métropolitaines était encore plus faible. Il n’y eut jamais plus de 12 bataillons purement anglais engagés dans la bataille. Pour le reste, Londres avait « raflé » tout ce qui était disponible dans l’Empire, soit cinq divisions. En Érythrée (lieutenant général William Platt) ce furent deux divisions indiennes, et une « force détachée » comprenant la brigade d’Orient des Forces françaises libres (FFL), qui supportèrent tout le poids des combats. En Afrique orientale (lieutenant général Alan Cunningham), ce furent une division sud-africaine et deux divisions africaines qui menèrent l’offensive à partir du Kenya. Ces dernières étaient composées de contingents du Kenya, du Tanganyika, du Nyassaland, des deux Rhodésie, du Somaliland, de la Gold Coast et du Nigeria. On peut dire que les deux Empires, l’italien et le britannique, se battirent par Africains interposés.
La clé de la campagne fut l’irruption par le Kenya des forces britanniques vers la Somalie italienne et le sud de l’Éthiopie. Les meilleures forces italiennes étaient en Érythrée, où elles se battirent magnifiquement autour de Keren. Le haut commandement italien ne croyait pas à une offensive à partir du Kenya en raison de l’immense désert de la Northern Province, qui le sépare de la Somalie. Pour le traverser et attaquer la Somalie, les Britanniques, et surtout les Sud-Africains, firent un effort logistique énorme. Ils acheminèrent de l’Afrique du Sud 15 000 camions, dont 12 000 par la route, construisirent des routes, des aérodromes, des camps, creusèrent des puits et transformèrent le désert en chantier.
Michael Glover donne également des précisions sur le véritable rôle d’Ode Wingate auprès d’Hailé Sélassié. Wingate, que pour des besoins de propagande on avait présenté comme un nouveau « colonel Lawrence », n’a joué en définitive qu’un rôle limité. Quant aux actions de libération entreprises par les maquisards et rebelles éthiopiens contre les Italiens, elles furent, d’après Glover, peu importantes et mal dirigées par des chefs qui étaient beaucoup plus occupés à se battre entre eux que de lutter contre l’ennemi commun. Glover considère que l’action d’Hailé Sélassié comme celle de Wingate furent d’un piètre secours pour le général Platt qui dirigea toute la campagne d’Érythrée.
Les Italiens perdirent leur Empire africain par des fautes de commandement. Ils payèrent chèrement l’illusion de Mussolini qui croyait qu’en déclarant simplement la guerre, les Allemands la gagneraient pour lui. Il interdit à ses généraux en Afrique orientale de prendre l’offensive, en juin et juillet 1940, quand tout était possible. L’armée de son représentant, le duc d’Aoste, en utilisant la division Savoia et les meilleures brigades érythréennes, aurait pu avancer vers Kassala et prendre Khartoum et Port-Soudan. De telles conquêtes auraient rendu la tâche impossible au maréchal Wavell, et auraient probablement permis à l’armée italienne de Libye d’envahir l’Égypte. À l’étonnement des Britanniques, les Italiens se contentèrent d’attaquer quelques postes frontaliers et de prendre le Somaliland. La chance des Italiens tourna en septembre 1940 lorsque Platt reçut la 5e division indienne à Port-Soudan. En Somalie, la position défensive imaginée par le général Presenti vis-à-vis du Kenya se révéla parfaitement inadaptée quand les Britanniques traversèrent la Northern Province. Lorsque le général de Simone, qui releva Presenti, voulut transformer son dispositif, il était trop tard et les Sud-Africains franchissaient la frontière.
Cette campagne, qui fut un miracle logistique, eut comme maître d’œuvre le maréchal Wavell. Ce fut lui qui prépara les opérations, qui alimenta les forces en relèves et en ressources, et qui tint tête à Churchill. Celui-ci, obnubilé par la crainte de perdre l’Égypte et le canal de Suez, ne voulait pas de cette campagne, et considérait que l’Afrique orientale italienne s’écroulerait d’elle-même si on lui appliquait un blocus rigoureux, tandis que Wavell, en bon stratège, voulait libérer la mer Rouge de l’emprise italienne pour rendre pleinement opérationnelle la route maritime du Cap vers Suez.
Ce fut peut-être An improvised war, mais certainement un chef-d’œuvre d’improvisation. ♦