La France dans le Pacifique : de Bougainville à Mururoa
Les immenses étendues du Pacifique Sud ont toujours tenu une place de choix dans les ambitions mondiales de la France. Des mythes philosophiques du XVIIIe siècle, où se mêlèrent confusément utopie, rêve d’harmonie, exotisme et érotisme, aux mirages tahitiens du XXe siècle qu’illustrèrent des noms comme ceux de Gauguin et de Loti, comment des écrivains, artistes et penseurs français ont-ils pu inscrire avec une telle force le Pacifique dans l’imaginaire collectif des Français ? Peut-être est-ce en grande partie parce que le sud de cet océan et bien l’extrême « ailleurs » de l’Europe, le lieu de l’éloignement maximal, qui ne cessa d’incarner « le bout du monde ». Impression d’éloignement, d’altérité renforcée par l’état d’extrême dispersion, d’émiettement, presque infini que représentent les peuples du Pacifique où les quelque sept cents langues de Nouvelle-Guinée le disputent aux vingt-huit langues kanakes de Nouvelle-Calédonie. Tout ou presque dans le Pacifique diffère de l’Europe. L’opposition classique entre préhistoire et histoire n’a guère de sens, disent Jean Chesneaux et Nie MacLellan, son coauteur australien. Le corail des atolls est-il plante, roche ou bête ? C’est bien parce que les sociétés polynésiennes étaient fortement intégrées qu’elles s’écroulèrent d’un seul coup quand leurs monarchies capitulèrent devant la France.
Celle-ci y inscrit quelques-unes des plus belles pages de son aventure coloniale. Louis XVI rédigea lui-même et écrivit de sa main les instructions remises à La Pérouse. L’expédition de Baudin en Australie (1801) patronnée par Napoléon fut conçue comme la réplique de l’expédition d’Égypte. Très vite la France assurera une triple présence : navale, religieuse, puis économique. Le contrôle français sur Papeete et Nouméa, au milieu du XIXe siècle, devançait de trente années et davantage les autres puissances qui allaient à leur tour s’établir dans le Sud-Pacifique, notent avec justesse les deux auteurs. Cette filiation particulière avec la métropole persista au cours des années : premières colonies ralliées à de Gaulle, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie instituent avec le gaullisme une relation privilégiée. Il est vrai qu’avec la zone caraïbe, le Pacifique Sud est la seule zone du monde où la France a su maintenir quasi intact son domaine territorial d’avant-guerre. L’enjeu n’est pas mince car la zone maritime française du Pacifique s’étend sur huit millions de kilomètres carrés ; à elle seule, la Polynésie, qui s’étire sur des espaces marins aussi vastes que l’ensemble de l’Europe, représente cinq millions de kilomètres carrés. Les deux auteurs décrivent dans le détail le dispositif de cette présence française dans le Pacifique. C’est bien la capacité de l’ensemble à conserver un rôle mondial qui est en cause. Même la défense des quelque 400 000 locuteurs français de la région, qui ne représentent qu’une minuscule minorité de la population du Pacifique, relève d’une sorte de mandat historique éminent.
Un chapitre est consacré à « la Polynésie française sous le choc du nucléaire ». La vision est bien critique : Mururoa est qualifié de bombe biologique et tectonique à retardement, alors que ses retombées sociales sont jugées destructrices. Un autre retrace les multiples péripéties de la Nouvelle-Calédonie jusqu’aux accords Matignon de 1988, ce qui représente selon eux quinze statuts ou aménagements de statuts successifs depuis 1946, mais, avouent-ils, il est bien évident qu’un petit pays de 160 000 habitants aurait bien peu de chance, s’il était livré à lui-même, d’affronter avec succès tant de problèmes gravissimes. On lira avec intérêt le chapitre huit consacré au contexte régional du Pacifique, auquel la France a dû peu à peu s’adapter. Commission du Pacifique Sud, forum, université, autant d’institutions ou d’organes qui ont cherché à répondre aux aspirations des autochtones, à préserver leur culture et leur être, ainsi que leur environnement. Les rapports parfois tendus avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande dressent un décor particulier.
Au terme de leur parcours très riche, documenté et argumenté, Jean Chesneaux et Nie MacLellan s’interrogent sur le rôle de la France dans le Pacifique. Ils ne cachent pas leurs convictions qui les conduisent à préconiser la cessation des expériences nucléaires et la transformation des relations politiques avec les « terres de la souveraineté ». Cependant, de telles positions extrêmes ne les empêchent pas de plaider pour le maintien d’une forte présence française, gage d’une saine et féconde diversité. La France a-t-elle besoin d’être une puissance du Pacifique pour être active dans le Pacifique ? demandent-ils. Une grande partie de son destin s’y joue et, avec elle, celui de l’Europe. Il ne convient guère de l’oublier, surtout en cette année 1992. ♦