Les luttes armées en Amérique latine
« Avant la révolution soviétique, il y avait déjà des guérillas en Amérique latine » a déclaré Daniel Ortega [Nicaragua], revendiquant hautement l’antériorité. C’est en effet une tradition ancestrale de sauvagerie que décrit Alain Gandolfi. Le passé du continent est une litanie d’« hécatombes et de boucheries » : « la violence des Incas n’avait rien à envier aux brutalités et aux outrances du conquérant », et si les Aztèques formaient « le peuple le plus cruel et le plus démoniaque qu’on pût imaginer », les Espagnols trouvaient eux aussi « un plaisir intrinsèque dans la cruauté ». Bolivar n’était pas un ange ; lui succédèrent des phalanges de caudillos sanguinaires, « féroces et joyeux » comme l’argentin Rosas. Les émeutes se suivent et se ressemblent ; les pronunciamientos tiennent la place de nos élections ; l’opposition est traitée par les escadrons de la mort de façon moins traditionnelle mais plus expéditive qu’à la Chambre des communes. Huit chefs d’État en trois ans au Pérou, de quoi assurer la variété. Bref, nous voici rassurés, le problème n’est pas que conjoncturel !
L’auteur analyse fort clairement les conditions naturelles, morales, économiques, sociales… qui concourent à provoquer et à maintenir cette situation. À considérer le cocktail explosif formé par le relief compartimenté, l’imprécision des frontières, la diversité des cultures, le tempérament des hommes, la corruption et la pauvreté, on se demande comment il pourrait en aller autrement. Adaptant la doctrine maoïste, les révolutionnaires professionnels de notre époque, le « Che » en tête, ont bâti la théorie des « foyers insurrectionnels ». Cette approche systématique, cette tentative de généralisation de ce qui avait réussi à Cuba, se sont soldées par un échec. Le plus cuisant se situe en Bolivie. Si les moyens modernes d’investigation et de combat de la police et d’une armée plus orientée contre l’ennemi intérieur que contre les menaces étrangères y ont contribué, sans doute faut-il citer d’abord l’indifférence paysanne et la « non-coïncidence entre la base politique et la zone d’opérations ».
Cela ne signifie pas pour autant que les pouvoirs en place sont gagnants à terme. « Se borner à poursuivre l’anéantissement des insurgés est combattre l’effet et non la cause ». Il faudrait ôter à la subversion sa raison d’être par une réponse globale. Cependant comme personne jusqu’à présent ne semble avoir trouvé les éléments de cette réponse, ou bien parce qu’il faudrait remettre en question trop de traditions et d’intérêts, on se contente de réprimer, on use et on abuse des états d’exception autorisés par des textes constitutionnels exemplaires mais appliqués de travers, on confond rebelles et sympathisants et on suscite ainsi de nouveaux soulèvements.
Alain Gandolfi passe en revue la région en s’attardant quelque peu sur l’Amérique centrale, dont les petits pays dansent sur leur chaîne de volcans, tandis que le Mexique s’est assagi sous la houlette de son paradoxal « Parti révolutionnaire institutionnel » (PRI) ; sur la Colombie où, parmi la foule des organisations, moines et curés dirigent l’ELN (Armée de libération nationale) tandis que le M-19 (Mouvement du 19 avril) se spécialise dans les opérations spectaculaires ; sur l’Uruguay et ses Tupamaros (MLN-T) discoureurs, adeptes par exception de la guérilla urbaine ; sur le Pérou enfin où les enragés du « Sentier lumineux » sont animés d’un vertige nihiliste en attendant qu’« el Chinito » [« le Chinois » mais d’origine japonaise] Fujimori trouve une solution. Pour des motifs certainement valables, l’auteur a réuni dans un chapitre fourre-tout les plus grands, dont le Brésil, et ne fait intervenir que tardivement dans son propos l’influence de la drogue. Celle-ci ne tient pas ici la place qui lui est accordée habituellement lorsqu’on traite de cette région du monde dans les médias.
Peut-on espérer que le calme va s’établir ? On en est loin, mais la fin de la guerre froide est un facteur favorable. Surtout intervient la lassitude des populations, excellemment décrite page 184. « Les guérillas s’essoufflent, les insurrections s’éteignent, les rebelles négocient ». L’ONU, l’Organisation des États américains (OEA), les ONG, l’Église, l’Internationale socialiste appuient les efforts pour la paix. Les intéressés eux-mêmes lancent des plans régionaux de règlement dans le cadre des groupes de Contadora [regroupant Venezuela, Colombie, Panama et Mexique] et de Lima [Argentine, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Guatemala, Honduras, Mexique, Panama, Paraguay et Pérou], mais les tractations sont difficiles et longues et il existe nombre d’irréductibles.
Il est malaisé de traiter de sujets aussi brûlants et passionnels de façon totalement impartiale. Nous nous garderons de prendre parti, ne disposant pas d’éléments de comparaison valables, nous bornant à constater que l’on retrouve ici, illustrée et commentée sur la base d’une solide connaissance des lieux et des hommes, la « version des faits » telle qu’elle apparaît généralement à l’Européen moyen : inégalités scandaleuses, façon scandaleuse de les corriger par le crime, méthodes scandaleuses de répression, cercle vicieux. Plus que sur l’exposé des différentes situations nationales, qui restent complexes malgré les efforts de clarification de l’auteur, le lecteur aura intérêt à se concentrer sur une première partie bien construite et sur une conclusion que nous avons trouvée d’une facture, à notre avis, remarquable. ♦