Les officiers français – Grandeur et misère-1936-1991
Aucun rouage essentiel de la société française n’a connu au cours des cinquante dernières années autant d’épreuves, de gloire, d’exigence, de souffrances et d’interrogations que le corps des officiers. Gravement divisés entre 1940 et 1944, puis en 1961, ils ont fait les frais de larges épurations dans les années 1945-1947 puis 1961-1965. Ces hommes ont en effet subi les tragiques conséquences des grands événements qui ont déchiré notre pays. Leur générosité a pourtant toujours laissé là où ils ont combattu des traces et des souvenirs plus durables que les cicatrices de guerre.
Traditionnellement guidés par l’honneur, le sens du devoir à l’égard de la nation et l’idéal, les officiers ont pleinement conscience d’exercer un « métier », ou plutôt un « sacerdoce », qui implique des qualités morales exceptionnelles. En cela, leurs valeurs vont bien au-delà de celles exigées par un simple particularisme professionnel. Habitués à vivre dans des conditions difficiles, même en temps de paix, ils savent toujours manifester la plus grande disponibilité dans l’accomplissement de leurs missions. Toutefois, l’officier français est traumatisé par un mal social : bien souvent, il ne s’est pas senti vraiment estimé, considéré et compris. S’il est hors de doute qu’il a fréquemment éprouvé les émotions et les joies les plus fortes dans l’exercice de son commandement et dans des opérations sur le terrain, il a été et reste, au sein de la nation, un homme seul.
C’est ce sentiment qu’exprime Jérôme Bodin dans ce vaste ouvrage très bien documenté, le premier du genre à se livrer à une étude globale du corps des officiers français. Faisant parfois preuve d’un humour sarcastique, le style est souvent sans complaisance pour le pouvoir politique des cinquante dernières années. L’auteur ne se livre pas à un portrait-robot de l’officier ; il tente d’esquisser son comportement dans certaines phases de l’histoire récente et de décrire ses rapports avec le pouvoir et le pays. S’appuyant sur de nombreux témoignages, il suit l’évolution de la fonction militaire au cours des grands événements qui ont marqué notre société pendant le dernier demi-siècle.
La première fracture vient après l’humiliation de mai 1940. L’événement douloureux met un point final à toute une époque de l’histoire des rapports entre la nation et son armée. Désormais, il ne sera plus jamais question dans l’esprit public d’une confiance aveugle à l’égard des chefs militaires. Puis, c’est l’appel du général de Gaulle qui introduit une conception nouvelle dans le mode de fonctionnement traditionnel et réglementaire de l’institution militaire : le droit au libre examen de la situation et au choix. Plus que jamais, l’officier a besoin d’une « armature morale et spirituelle », qui faisait cruellement défaut au début des hostilités.
Alors que la France tente difficilement de se relever de ses ruines et que l’instabilité de la condition militaire est à son comble, les officiers vont livrer une bataille de seize années (1946-1962) sur des théâtres d’opérations lointains où les abandonneront ceux-là même (les politiques) qui les y envoyèrent. Au cours de « cette immense opération gâchis », leur courage, leur abnégation et leur héroïsme vont se diluer dans l’indifférence d’une patrie ingrate. Ils ont conscience de l’inutilité de leurs sacrifices au service d’une cause dont on ne cessera désormais de leur dire qu’elle était au mieux dépassée, et au pire injuste.
Une fois les portes de l’empire colonial bouclées, les officiers doivent dorénavant se préparer à une guerre en Europe et à la défense du sanctuaire national. L’évolution des technologies contraint le corps des officiers à se lancer dans la course aux diplômes : la réussite personnelle est placée désormais dans la voie intellectuelle voulue par le commandement. Après une nouvelle période de dégradation des conditions morales et matérielles, le mécontentement de la société militaire atteint un seuil critique au début des années 1970. Les nouvelles mesures prises au début du septennat de M. Giscard d’Estaing vont regonfler le moral des officiers. Selon Jérôme Bodin, l’œuvre du général Lagarde, Chef d’état-major de l’Armée de terre (Cémat) de 1976 à 1981, imprime une impulsion favorable au corps des officiers. Le renouvellement des méthodes de commandement, le développement de l’information à tous les échelons et une meilleure maîtrise de la pédagogie du combat terrestre redonnent confiance aux militaires. Il était temps, car les brasiers vont s’allumer partout dans le monde : opération de Kolwezi (Zaïre) qui d’après l’auteur réconcilie l’armée et la nation, opération Manta au Tchad, engagements au Liban et enfin guerre du Golfe.
À l’aube du troisième millénaire, la fonction militaire est encore en passe de subir des mutations de grande ampleur. Les interventions paraissent s’orienter vers des actions de police ou des missions humanitaires. Dans le nouveau format de l’armée, l’officier jouera toujours un rôle fondamental : la grandeur de sa mission et le côté exaltant de son engagement finiront toujours par triompher de la complexité des situations et des déchirures circonstancielles. C’est sur cette note optimiste que nous invite à réfléchir Jérôme Bodin. ♦