Méharistes et Touaregs
Pour communiquer sa passion du désert, François Goetz nous fait vivre l’épopée d’une unité de méharistes pendant la guerre d’Algérie. Le peloton Bertin a pour mission de secourir les tribus nomades et surtout de surveiller la frontière libyenne à partir de laquelle les contrebandiers alimentent en armes et munitions le Front de libération national (FLN). Ce long parcours à travers les immenses dunes et les oasis du Sahara nous permet de découvrir le particularisme des coutumes des Touaregs : la chaleur des campements, les chants et la cour d’amour des « Tin de », « l’examen des virginités » près du Ghat, la spécificité de l’organisation sociale fondée sur le système matrilinéaire, l’originalité de la langue (tamacheq) qui s’appuie sur un alphabet caractéristique (le tifinagh)…
Plongés dans une civilisation restée imperméable à toute influence extérieure, ces « hommes bleus » sont également connus pour leur légendaire pudeur (pour s’alimenter, ils passent leur nourriture sous la partie inférieure du chèche qui recouvre leur visage, car il leur paraît indécent de montrer leur bouche). Par ailleurs, la dureté de leurs conditions de vie a forgé chez ces peuples nomades un courage extraordinaire et une résistance physique exceptionnelle. La douloureuse dépendance qui unit l’homme à son dromadaire a établi des liens très forts entre ces deux êtres ; ils sont les seuls à pouvoir comprendre le véritable langage du désert.
Les mœurs des Touaregs ne seront pas perturbées par leur rencontre avec la civilisation du pétrole. La découverte en 1958 des gisements d’Hassi-Messaoud bouleverse les paysages locaux et attire des centaines de techniciens occidentaux. Cette révolution industrielle ne contrariera pas les éternels nomades du désert qui resteront profondément ancrés à la réalité de la nature (de leur nature). La description de la beauté des sites traduit l’émotion ressentie par l’auteur. Pour nous transporter dans ce décor grandiose, François Goetz utilise un style simple et un vocabulaire clair (tous les termes techniques sont largement explicités). La liaison amoureuse du méhariste, Mohamed Ag Doua, avec une jeune fille de sa tribu et celle du chef de peloton Bertin avec Nathalie, la doctoresse de Fort-Flatters, ajoutent une note sentimentale à cet hymne au désert.
Puis vient le coup de tonnerre. Octobre 1957 : soixante-trois méharistes désertent d’un campement situé à une centaine de kilomètres de Timimoun après avoir assassiné leur encadrement européen. Une semaine après ce tragique événement, des avions de chasse mitraillent les fuyards.
Novembre 1957 : une équipe de pétroliers qui travaillait pour une société de recherche sismique, est attaquée dans le Grand Erg oriental par des rebelles renforcés de déserteurs. Le sud du Sahara est gagné par l’insurrection du FLN. L’intervention du 3e Régiment de chasseurs parachutistes (RCP), commandé par le colonel Bigeard, permet l’anéantissement des principales bandes armées.
Juillet 1962 : le Sahara est livré à l’Algérie indépendante. La France rompt ainsi les nombreux contacts qu’elle avait établis avec les Touaregs. Écartelés entre cinq pays (1), les « hommes bleus » vont désormais se battre pour conserver leur identité. Ils lancent un cri de détresse. Celui-ci n’est pas entendu car, contrairement aux autres minorités qui connaissent un sort identique (Arméniens, Kurdes), les Touaregs (beaucoup moins nombreux) ne peuvent pas s’appuyer sur une diaspora active. Victimes de la sécheresse, exaspérés par le détournement de l’aide humanitaire et incompris des gouvernements, ils entrent en rébellion dans les années 1990. Leur révolte entraîne un cortège de tragédies : actions de guérilla des Touaregs contre les unités maliennes, représailles de l’armée, etc. L’accroissement du nombre des camps de réfugiés finira par sensibiliser l’opinion mondiale.
Un accord de paix est signé à Tamanrasset le 6 janvier 1991, sous la médiation algérienne, entre les représentants du gouvernement de Bamako et les dirigeants des rebelles touaregs de l’Adrar des Ifoghas qui serait transformé en « région autonome » avec Kidal comme chef-lieu. Une commission algérienne, siégeant à Gao (Mali), est chargée de surveiller l’application du traité. Une lueur d’espoir apparaît, mais une incertitude persiste sur la viabilité d’un tel accord : les « hommes bleus » accepteront-ils un jour la vie sédentaire ? Une chose est cependant certaine : le combat des Touaregs pour la préservation de leur système de valeurs n’est pas encore terminé.
L’ouvrage de François Goetz va bien au-delà du simple récit sur la vie des méharistes. Il atteint une dimension, à la fois humaine et mystique, qui captive le lecteur. D’une certaine façon, le désert favorise en effet le mysticisme ; il implique une notion nouvelle du temps et impose l’ascétisme. La solitude dans les grands espaces engendre la réflexion. Toutes ces qualités expliquent d’ailleurs le cheminement spirituel d’un Charles de Foucauld ou d’un Psichari. Elles sont bien mises en exergue dans ce livre passionnant. ♦
(1) D’après François Goetz, la communauté targuie comporte aujourd’hui un million de personnes réparties au Niger (500 000), au Mali (300 000), en Algérie (120 000), en Libye (50 000) et au Burkina Faso (30 000).