Nations et nationalismes depuis 1780
Des conférences qu’il donna à la Queen’s University de Belfast en 1985, le fameux historien britannique a tiré ce fort intéressant ouvrage qui enrichit de manière fort opportune le débat actuel sur les identités nationales, la montée des nationalismes et la grande Europe.
En libéral pragmatique, Éric Hobsbawn avance qu’« on n’a trouvé aucun critère satisfaisant qui permette de décider lesquelles des nombreuses collectivités humaines pourraient porter le titre de nation ». Tous les critères traditionnellement utilisés, langue, ethnie… lui paraissent flous, mouvants, ambigus. Il ne lui paraît guère possible de réduire la « nationalité » à une seule dimension, qu’elle soit politique, culturelle ou autre. Ce ne sont pas les nations qui font les États et le nationalisme, mais l’inverse. Phénomène double, ce processus national essentiellement construit d’en haut ne peut être néanmoins compris que si on l’analyse aussi par le bas. Il a bien raison de rappeler cet autre mot de Renan : « L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la formation d’une nation ».
De manière limpide, s’appuyant sur une profonde connaissance de l’histoire et de la pensée des principaux auteurs des XVIIIe et XIXe siècles, Éric Hobsbawn remonte à l’origine du phénomène national qui se situe au point d’intersection entre la politique, la technologie et les transformations des sociétés. Il évoque la nouveauté qu’ont représentée alors la nation et le mouvement des nationalités, décrit avec force et image le protonationalisme populaire, qui en un certain sens remonte à la surface aujourd’hui comme une coulée dès lors que les grandes plaques agglomérantes que furent les empires se sont disloquées. Les langues nationales sont presque toujours des constructions semi-artificielles.
Nous ne nous attarderons point sur les deux chapitres du livre consacrés à la rétrospective historique (1870-1918 : la transformation du nationalisme ; 1918-1950 : l’apogée du nationalisme) pour nous en tenir aux développements sur la période actuelle. On devrait souscrire à son jugement global : « La force autonome du nationalisme politique dans sa version ethnico-linguistique actuelle est moindre qu’il n’y paraît à première vue… elle ne fournit aucune solution aux problèmes de la fin du XXe siècle. Il suffit de comparer les unifications allemandes de 1871 et de 1990 pour voir les différences ». De même, estime Hobsbawn, l’URSS ne s’est pas effondrée à cause de ses tensions nationales internes, si indéniables soient-elles, mais en raison de ses difficultés économiques. « La nation aujourd’hui, poursuit-il, est visiblement en train de perdre une part importante de ses anciennes fonctions, en particulier celle de constituer une économie nationale limitée par le territoire qui formait un bloc de construction dans l’économie mondiale plus large ».
La pensée de Hobsbawn s’affranchit de tout préjugé. « Dans un monde où probablement guère plus d’une douzaine d’États sur cent soixante-dix peuvent réellement prétendre que l’ensemble formé par leurs citoyens coïncide réellement avec la totalité d’un seul et même groupe ethnique ou linguistique, le nationalisme s’appuyant sur l’établissement d’une telle homogénéité n’est pas seulement indésirable mais aussi en grande partie autodestructeur ». Puisse la nouvelle Europe en cours de formation faire écho à ce message de raison et de sagesse, mais ces vertus gouvernent-elles le monde et prennent-elles le pas sur le déchaînement des passions ? ♦