Marins et diplomates
Mme Salkin a eu l’idée opportune d’une monographie (voire, encore plus calé, d’une prosopographie) portant sur les attachés navals de la période 1860-1914.
En fait, seule la première partie de l’ouvrage est consacrée à une étude d’ensemble de cette population d’une cinquantaine d’officiers mis en place progressivement par le second Empire et par la IIIe République dans les grandes capitales. Dans un style enjoué, l’auteur en fouille les différents aspects, en relevant au passage les fortes proportions de nobles (28 lettres pour le nom du champion), de sagittaires et de verseaux (signes, paraît-il, de non-conformisme, ce qui n’empêcha pas un sur cinq d’épouser benoîtement la fille de son supérieur), de palmes académiques enfin (méritées par le grand nombre de documents publiés, pour la plupart de caractère technique car Viaud ne fait pas partie de l’échantillon). Rarement volontaires au départ, les attachés ont en général réussi dans leur poste, ont effectué l’indispensable percée mondaine, ont été remarqués en bien par les chefs d’État, et ont moissonné le renseignement. Certains ont commis pourtant de curieuses erreurs de calcul, comme de renouveler pour trois ans le bail de son appartement à Berlin en juillet 1914.
La part du lion (quatre cinquièmes du volume) revient à un « dictionnaire biographique » en marge du sujet annoncé. En effet, les attachés sont décrits par le biais de leur état des services et des notes couvrant l’ensemble de leur carrière ; les séjours à l’étranger sont noyés dans la masse. Par exemple, la mission de Montferrand à Saint-Pétersbourg n’occupe que 14 lignes sur les 294 qui lui sont consacrées. Peu de jugements d’ambiance (à part un portrait ciselé du Japon, trois fois répété pages 8, 56 et 129), peu ou pas d’informations sur l’établissement des relations, les rapports avec les diplomates de carrière, les conditions matérielles d’existence. On ne rencontre ni Guillaume, ni Nicolas… Autre critique, puisque nous y sommes : l’ordre alphabétique, certes le plus simple, oblige à des sauts perpétuels dans le temps, puisqu’il concerne des hommes nés de 1818 à 1876, déjà âgés en 70 ou à peine mûrs en 1914, dont les uns sont morts au tout début du XXe siècle et d’autres à l’aube de la Ve République.
Nous voici donc menés en bateau, mais il faut faire contre fortune de mer bon cœur et découvrir la restitution d’un milieu au travers de la sécheresse apparente des dossiers de personnels. Au fond, le livre pourrait être intitulé « Façon de noter dans la Royale à la Belle Époque », et ce sujet ne manque ni d’intérêt ni de saveur, sous la plume de chefs aux noms célèbres. Cette génération de marins a bourlingué sous tous les climats : la place occupée par la Chine et le Pacifique est frappante et la santé s’en ressent. Elle a fourni beaucoup d’aides de camp, l’École des hautes études commerciales n’étant pas encore utilisée à cet effet, ce qui a permis au chef de glisser à l’occasion la mention de ses propres mérites : « D’une belle crânerie au feu, où il se trouve aux côtés de l’amiral ! » Elle a enfin souvent combattu à terre, à l’armée de la Loire, au « Tonquin » ou à Dixmude [Belgique]. De la pagode des Clochetons à Choisy-le-Roi, Gervais se conduisit aussi en biffin héroïque.
Sur le fond, on note une constante : l’agacement de la hiérarchie pour les déviants. Il faut revenir « du Quai au Quai » … « Il est temps pour lui de reprendre la mer », clame le chœur des amiraux, et malheur à qui encourt le suprême déshonneur : « Je n’ai jamais connu cet officier sur un bâtiment ». Sur la forme, le profane découvrira le vocabulaire ésotérique que nous savons. Il admirera l’avancement de Brétizel « chargé des montres, puis des chronomètres », mais le pompon rouge est détenu par cette admirable fonction : « chargé du détail général ». Intervient aussi l’époque ; on écrit alors avec élégance, même si certains termes semblent désuets : on ne dirait plus aujourd’hui d’un sémillant lieutenant de vaisseau qu’il est « de formes charmantes, bienveillant pour les hommes », et on ne traiterait plus un aspirant insolent de « mirliflore ».
La notation est traditionnellement sévère dans la Marine. Si les exécutions capitales sont toutefois rares, comme « le cerveau à moitié dérangé » du pauvre Jousselin, l’art de la vacherie est pratiqué avec délectation, depuis « s’attribue une valeur personnelle que je serais désireux de découvrir » jusqu’au traditionnel « a plus d’activité que de méthode ». C’est ce que Mme Salkin, indulgente, appelle, d’un qualificatif qu’elle affectionne, des notes « mitigées ».
Si nous avons cru de notre devoir de signaler ce qui nous a paru être une déviation, c’est avec un plaisir non mitigé que nous sommes parvenus à la dernière page de cette œuvre originale qui, à partir d’extraits administratifs, nous a fait plus d’une fois vagabonder l’esprit de la cour du tsar à la mer des Antilles. ♦