Problèmes stratégiques contemporains
L’ouvrage s’ouvre sur la problématique de la stratégie qui s’appuie essentiellement sur des données industrielles. L’histoire nous enseigne que les formes de guerre sont indissociables des ressources des sociétés. S’appuyant sur ce paramètre, l’auteur analyse deux grands types de guerre : d’une part, les conflits entre sociétés ayant des niveaux de vie différents (guerre de Sécession entre un Nord industrialisé et un Sud agricole, guerre du Vietnam entre une grande puissance économique et un pays pauvre), d’autre part, les conflits entre nations industrialisées.
Dans le premier cas, la supériorité démographique et l’atout économique permettent une plus forte mobilisation des hommes et l’utilisation de moyens qui facilitent les grandes manœuvres. Pendant la guerre de Sécession, l’emploi du chemin de fer par les Nordistes pour l’acheminement des renforts en troupes et munitions a ainsi abouti à l’encerclement des unités sudistes en 1865. La guerre du Golfe a confirmé en 1991 ce principe fondamental : l’avantage technologique et les qualités manœuvrières de la coalition alliée ont eu raison de l’immobilisme de l’armée irakienne. Toutefois, la supériorité technico-économique ne constitue pas toujours un élément déterminant. Dans la guerre du Vietnam, la faiblesse de l’industrialisation d’un pays en voie de développement a entraîné une décentralisation extrême des moyens de production qui a rendu inefficaces les bombardements de l’aviation américaine.
Les deux guerres mondiales sont classées dans les conflits de la deuxième catégorie. Dans ces deux douloureuses épreuves, les belligérants se sont efforcés de paralyser le potentiel économique de l’adversaire : en 1917-1918, l’Entente a soumis les empires centraux à un blocus ; en 1944-1945, les objectifs économiques majeurs de l’Allemagne hitlérienne ont été soumis à des bombardements intensifs et la logistique japonaise a été décimée par la marine américaine. Dans tous ces cas de figure, la stratégie militaire n’a pas été seulement l’affaire du chef de guerre : elle a été surtout du ressort de la politique du gouvernement.
L’apparition du fait nucléaire au milieu du XXe siècle bouleverse toutes les données. Philippe Moreau Defarges passe alors en revue les différentes phases consécutives à l’avènement de l’arme atomique : la suprématie américaine, la guerre de Corée où l’opposition entre le président Truman et le général MacArthur a mis en exergue la complexité des rapports entre le pouvoir civil et l’autorité militaire, la montée en puissance de l’Union soviétique et le nécessaire apprentissage du « duopole nucléaire », l’arrivée d’autres puissances nucléaires et le particularisme de la position française.
L’analyse du dialogue stratégique américano-soviétique permet de clarifier l’historique des négociations sur le désarmement. Ouvertes en novembre 1969 à Helsinki, les discussions entre les deux Grands seront quasi permanentes jusqu’à nos jours (une seule interruption importante se produira entre novembre 1983 et janvier 1985 pendant la crise des euromissiles). Les principales étapes de ce difficile consensus entre Américains et Soviétiques seront marquées par la signature d’importants traités : accords SALT 1 le 26 mai 1972, accords SALT 2 le 18 juin 1979 (qui ne seront jamais ratifiés par le Sénat américain en raison de l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge), Traité de Washington le 8 décembre 1987 sur l’élimination des missiles à portée intermédiaire (entre 500 et 5 500 kilomètres de portée, FNI) et accords START le 31 juillet 1991. Entre-temps, l’Initiative de défense stratégique (IDS) lancée par le président Reagan en mars 1983 déclenchera une cascade de débats et de controverses. Toutefois, la disparition de l’URSS à la fin de 1991 met fin à l’équilibre de la terreur. L’ex-Union soviétique se trouve remplacée par une structure incertaine, la Communauté des États indépendants (CEI), dans laquelle les armes nucléaires sont disséminées dans quelques républiques. Cet environnement de plus en plus anarchique instaure un véritable désordre stratégique.
L’inquiétude de Philippe Moreau Defarges est également perceptible dans le chapitre consacré aux guerres dans le Tiers-Monde. Dans ces régions instables, il est évident que les notions de stratégie ont été modifiées. Les chefs de guerre ont souvent été remplacés par des figures mythiques (Mao, Savimbi, Che Guevarra). La guérilla a mis en relief le rôle majeur joué par la population. Cependant cette forme de guerre n’y est pas la seule pratiquée. L’auteur distingue d’autres types de conflits, tels que les batailles de mouvement (affrontements israélo-arabes) et les combats d’enlisement (guerre de Corée ; guerre Iran-Irak). Il apporte un éclairage intéressant sur la prolifération anarchique des armements dans le Tiers-Monde, qui a conduit les sept pays les plus industrialisés à mettre sur pied un régime de contrôle de la technologie des missiles.
En conclusion, le livre nous propose une réflexion sur les données stratégiques du continent européen. Les débats au sein de l’Alliance atlantique et l’esquisse d’un système paneuropéen de sécurité (par le biais de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, CSCE) occupent une large place. La fin du système bipolaire Est-Ouest signifie l’achèvement d’une ère stratégique. Au risque d’affrontement total entre deux alliances, se substituent désormais des luttes confuses et interminables (Yougoslavie, républiques ex-soviétiques). Le temps de la stabilité est terminé. L’incertitude grandit avec les rivalités multiformes qui sont en train d’affaiblir le Tiers-Monde. Toutes ces mutations conduiront nécessairement à une « réinvention » de la stratégie.
Le document de Philippe Moreau Defarges constitue une synthèse efficace et bien structurée permettant de comprendre l’évolution des grands problèmes stratégiques. Son style clair et sa présentation pédagogique en font indiscutablement un outil précieux non seulement pour les étudiants des Instituts d’études politiques (IEP) ou en DEA de défense, mais également pour tous les organismes de recherche et d’analyse spécialisés dans l’étude des relations internationales. ♦