Perspectives économiques et stratégiques de 1992
La comparaison vient tout de suite à l’esprit avec L’année stratégique ou L’état du monde, d’ailleurs cités en bibliographie. La parenté existe, mais les auteurs ont su trouver un créneau par la recherche de l’essentiel, sous une forme simple et en langage clair. Le livre, de consultation facile, ne prétend pas remplacer tous les annuaires existants, mais il les complète de bonne façon.
En volume, la plus grande partie (de loin, 550 pages environ) est consacrée à une revue, par grandes régions du monde, des différents États. Chacun est présenté par un texte bref, caractérisé dans les domaines politique et économique à l’aide de quelques données chiffrées et enfin (ce qui constitue sans doute ici la plus grande originalité) affecté, à l’exception de l’Éthiopie, d’un « indice de puissance militaire », bien entendu étroitement lié à la puissance économique, et résultant de la combinaison de quatre critères : la capacité de « dissuasion-coercition », la capacité de combat classique, la capacité de « projection de puissance » et la puissance militaire « différée ». Apparaissent ainsi cinq groupes, eux-mêmes subdivisés en plusieurs catégories, soit en tout 14 casiers. Le lecteur consciencieux prend son crayon et se confectionne un petit tableau récapitulatif qu’il regrette de ne pas trouver tout fait : une 734e page n’aurait pas constitué une tâche insurmontable. Il constate alors des rapprochements surprenants, comme le Brésil et la Grèce mais, à l’examen, tout cela est parfaitement justifié (le premier cité « se situe au-dessous de ses possibilités ») et fournit une bonne occasion de méditer sur les proportions. Les textes de présentation sont soignés. L’ambition était grande de prétendre résumer en quelques mots la situation d’un pays ; le pari est tenu et gagné. Les portraits sont incisifs et la plume légère. Condenser en 17 lignes un siècle d’histoire de l’Autriche demande du talent. Des pages pertinentes portent sur l’Allemagne (la RDA, « un cancre qui avait en plus falsifié ses carnets de notes »), le prix d’excellence décerné à la Suisse… Pour les pauvres Russes, « comment faire fabriquer du beurre à un système qui ne sait fabriquer que des canons ? », et chez les Américains « l’art de faire de l’argent ne remplace pas la rigueur nécessaire à une économie moderne ». Les auteurs n’hésitent pas à prendre parti, pour inciter à la modération les censeurs du roi du Maroc ou dénoncer les méfaits du barrage d’Assouan. L’image de la Chine « corps d’éléphant sur des pattes de souris » console d’un « charismatisme » de Gandhi qui fait légèrement grincer. Tout en se demandant pourquoi est infligé sans préavis un cours sur les Toltèques, les Aztèques et toute la dynastie des Montezuma, beaucoup de compliments sont donc dans l’ensemble à adresser à propos de ce volumineux travail, précis dans sa concision et somme toute bien utile. Un mauvais point toutefois relatif à de détestables cartes distribuées au hasard, détaillant les provinces de Birmanie mais négligeant la Russie, citant dans l’État de Washington Republic plutôt que Seattle, plaçant Paris à la place du Mans, excluant des capitales européennes Vienne et Sofia au profit de Palerme… l’horreur !
Le plan de l’ouvrage, surprenant à première vue, place ce morceau de choix en sandwich entre deux autres parties. Trois chapitres initiaux amorcent le classement. Tout d’abord est mise en avant la notion de « technostructure », acquise par le temps, le travail, la culture, impossible à importer toute faite et qui permet d’évaluer le « niveau de modernité », à la différence des « superstructures », lesquelles sont loin d’offrir une garantie de développement si elles sont « artificielles et démesurées ». Malgré quelques définitions laborieuses qui rebutent au départ, cet instrument de mesure paraît à la réflexion aussi judicieux que fondamental. Suit une théorie démographique fort malthusienne dont le bien-fondé est indéniable dans l’application au Tiers-Monde d’aujourd’hui, mais qui fait l’objet d’une généralisation discutable.
À l’autre extrémité, figurent à titre de compléments cinq chapitres un peu difficiles à « situer » par rapport à l’ensemble du livre et qui apparaissent comme autant de mini-« Que Sais-je ? », destinés sans doute à éclairer la lecture de ce qui précède et à introduire des considérations non évidentes sur le « temps comprimé ».
Déformation professionnelle ? Nous avons, dans les deux tranches latérales du sandwich, préféré ce qui concerne les aspects militaires. Au début, la référence à Speer n’est pas une digression oiseuse, mais bien un exemple convaincant (sur le plan historique, les modestes artilleurs sol-air pourraient faire remarquer que l’« inconstance des Alliés » quant à la destruction des usines de roulements à billes eut quelque chose à voir avec les « cartons » effectués par la Flak de Schweinfurt). À la fin, la sélection des « systèmes d’armes dominants des années 1990-2000 » permet de faire le point à partir des percées technologiques les plus prometteuses.
En conclusion, une œuvre solide et complète, finalement plus originale que pourraient laisser supposer le titre et l’aspect, une source considérable de jugements percutants mais sereins, de descriptions fines et de valeurs numériques. Les arbres de la critique ne sauraient cacher la forêt de l’approbation. Ce petit livre rouge deviendra un inséparable compagnon. ♦