La France sans défense
« L’air de la guerre » continue à se faire entendre de par le monde malgré ou à cause des bouleversements politiques qui secouent l’Europe. Les menaces n’ont pas disparu : l’arbre soviétique est tombé et la forêt apparaît.
Jean d’Albion, bien placé devant cet inquiétant paysage, met sa parfaite connaissance de l’état de notre défense au service d’une réflexion sans complaisance sur la capacité de la France à se défendre. Il est vrai que certains aspects de la participation, si modeste fut-elle, de la France à la guerre du Golfe donnent lieu à de rétrospectives angoisses et d’actuelles inquiétudes. Songez que notre artillerie sol-sol se limitait à dix-huit canons, que notre dispositif offensif s’est complété au dernier moment par six chars à herse téléguidés, aménagés avec du matériel issu de l’ex-République démocratique d’Allemagne (RDA) cédé par les Allemands.
Le constat auquel s’est livré l’auteur n’est guère encourageant. C’est bien à une « impasse » que conduisent les artifices d’effectifs pour maintenir le chiffre théorique de régiments, l’incroyable légèreté en hommes et en puissance de feu de nos grandes unités, les mises en service de matériels majeurs en nombre infime et selon un calendrier interminable, l’incapacité de la Marine à assurer les missions que ses ambitions lui suggèrent, le désintérêt de nos états-majors pour la logistique et le transport, aussi bien dans l’Armée de terre que dans l’Armée de l’air.
L’impasse est également financière tant dans les techniques que dans les finalités. La planification militaire est un faux-semblant et la programmation une parodie. N’oublions pas non plus l’impasse domaniale où s’enferme la défense, hésitant entre la nécessité d’une présence territoriale et le coût de sa dispersion. Cependant, le tableau ne serait pas complet si l’auteur ne se livrait à une analyse extrêmement fine et percutante de la société militaire elle-même. À sa clairvoyance rien n’échappe : ni les particularités psychologiques et sociales de la collectivité militaire qu’elle soit professionnelle ou « appelée », ni les problèmes techniques comme l’organisation du système décisionnel, ni bien sûr les contraintes financières qui pèsent partout indistinctement et découragent la moindre tentative de réforme.
Par ailleurs la « nouvelle donne internationale », si elle a fait reculer certains spectres, crée en tous cas des conditions telles qu’il faut redéfinir les objectifs de notre politique étrangère et par conséquent revoir les moyens de notre défense, car « l’air de la guerre » retentit toujours non loin.
Alors bien sûr, M. d’Albion a sa petite idée sur une possible réforme de nos forces armées. Malgré tous les écueils dénombrés, il n’est pas découragé et nous propose quelques axes de réflexion visant nos besoins, nos capacités et leur adéquation.
Nos besoins évoluent et doivent s’adapter à la « nouvelle donne internationale ». La dissuasion n’en est pas devenue inutile, tout au contraire, et l’auteur imagine un redéploiement de nos forces nucléaires, novateur et pragmatique. D’autre part, il faut songer à la défense de notre territoire et de nos intérêts, et savoir faire face aux éventualités : crises intérieures ou à nos frontières, mais aussi interventions extérieures.
L’adéquation de nos ressources suppose une réorganisation, une de plus direz-vous, mais le propos de M. d’Albion n’est pas mince et s’articule autour de trois objectifs. D’abord une réorganisation des structures de commandement (un seul responsable des forces, un seul centre de décisions, un état-major par théâtre d’opérations, une concentration du renseignement). Ensuite une réorganisation des structures économiques (économie de personnels et de leur disponibilité, diminution des emprises de la défense, développement de la sous-traitance). Sur ce dernier point, il faut toutefois noter que les économies ne sont pas toujours évidentes et la qualité du service ou du matériel en souffre très généralement. Enfin une reconsidération de l’industrie d’armement à l’abri du lobby militaro-industriel.
Le programme est ambitieux mais il a le grand mérite d’être complet et cohérent. On ne peut que féliciter l’auteur de sa lucidité, de sa volonté novatrice, et on ne peut que regretter sa loyauté, qui est celle d’un grand serviteur de l’État, et qui ne lui a pas permis d’aller au bout de sa démonstration. Pour éviter toute polémique, celle-ci n’a voulu être que technique : effectifs, matériels, programmes, budget. Pourtant, à toutes les questions que ce livre nous suggère, c’est bien au « politique » de fournir les réponses et d’assumer enfin ses responsabilités pour décider de quelle défense la France a besoin. ♦