La valse des éthiques
Alain Etchegoyen ose parler de morale, ce qui est une grosse indécence ; son livre est couronné d’un prix comme l’on faisait, naguère, des rosières. Voilà de quoi s’émerveiller et, peut-être, reprendre espoir.
On se réjouira d’abord de voir clarifiée l’irritante distinction entre éthique et morale, la première, multipliée en de nombreuses variantes, s’étant substituée à la seconde. La morale est impératif catégorique, qui impose un devoir et entraîne des risques ; l’éthique propose des impératifs de prudence, dont on attend un bénéfice, éthic pays. L’éthique est d’essence publicitaire, la morale n’est à l’aise que dans l’intimité des consciences et l’action humanitaire, elle-même, « n’est morale que dans le silence qui l’entoure », ce qui nous met bien loin du compte.
Trois domaines s’offrent à la réflexion : l’entreprise, la communication, la recherche biomédicale. Le premier est vaste, tant l’entreprise a aujourd’hui de goût pour l’éthique, ce qui est un bien mauvais goût comme l’atteste le hideux néologisme markéthique, fait de marketing et d’éthique. Les entreprises n’ont point de morale, « elles ne créent des valeurs que pour les imposer ». Les cercles de qualité, « exprimez-vous, exprimez-vous ! », en prennent un coup, et aussi les slogans à usage interne, évocateurs, pour l’auteur, de la Corée du Nord : « Nous sommes fiers d’appartenir au groupe Gringoire-Brossard ». Contre-exemple chez Michelin, où la satisfaction recherchée du client s’approche de la morale beaucoup plus que ne le font les contorsions éthiques (la valse) devenues ailleurs la pratique courante.
La communication, télévisuelle pour l’essentiel, pose le problème moral en grande urgence et grande dimension. La puissance du moyen justifie le maintien d’un service public, à condition que celui-ci ne soit pas, comme les « concurrents », à l’écoute de l’audimat. Les chaînes privées, elles-mêmes, sont sur le marché dans une situation bien singulière : le « public » (téléspectateur) n’est pas le « client » (annonceur).
La recherche biomédicale enfin, appliquée à la lutte contre la stérilité, dévoile d’horrifiques perspectives. « Parti de l’industrie, le zéro défaut gagne la fécondation » et « nous approchons de la phase où l’on sera en mesure de proposer à un couple un produit de qualité, aussi appelé enfant ».
Sans doute peut-on regretter que l’auteur, par une prudence récurrente, refuse au sexe et à l’ordre toute compétence normative, que le retour qu’il suggère à la morale ne se fonde pas en transcendance et que – par une contradiction patente – ce retour ne lui paraisse possible que par le biais de la communication de masse. Le chantier reste ouvert, mais Etchegoyen l’a bien lancé. Plus de guerre à l’horizon de l’humanité, dit-il pour finir, c’est une chance à saisir : « Quand d’autres devaient reconstruire un pays en ruine, nous pourrons, nous tous, reconstruire une morale désolée ». ♦