Les religions et la guerre
Pierre Viaud a réuni les interventions de 21 théologiens (ou « penseurs engagés ») sur six thèmes énoncés dans une utile « présentation synoptique » et relatifs à la position des grandes religions monothéistes face au phénomène de la guerre. Le plan est toutefois établi par religion et non par thème ; se succèdent ainsi le judaïsme, le christianisme selon ses trois composantes, et l’islam. Juifs et orthodoxes sont les moins gourmands en volume, avec chacun moins de 10 % du total ; l’ensemble chrétien en occupe près de la moitié, l’islam approche de 40 % (mais en raison d’un article de plus de 100 pages du docteur Belkhodja qui – faute peut-être de pénétrer la mentalité musulmane – nous paraît hors sujet).
Sans prétendre analyser des textes émanant de tant d’auteurs éminents sur des sujets délicats et nuancés, on se bornera ici, quitte à grossir le trait, à relever quelques propos.
Selon le judaïsme, l’homicide est interdit, mais comme il est également interdit « d’attenter à sa propre vie », évitons ce qui reviendrait à un suicide et, en vertu de ce raisonnement subtil, « s’il veut te tuer, prends les devants pour le tuer ». Le grand rabbin Gutman rappelle que l’approbation d’un tribunal composé de soixante et onze sages permettait de mener des guerres « facultatives », pour peu qu’il s’agisse « d’élargir les frontières d’Israël ou d’accroître sa puissance ».
Le catholicisme admet lui aussi la légitime défense. Le père Coste en appelle à saint Augustin pour qui la « contre-violence » peut être un acte de charité. « Interpellé », le clergé catholique pratique le « non, mais… » et les formulations relevant de l’art du clair-obscur, du type « ne pas pouvoir, ne pas louer… l’objection de conscience sélective ». Avec le père Aubert, les certitudes reviennent en force : si le terrorisme « patriotique » des résistants n’est pas « à proprement parler condamnable » et si dans ce cadre la mort d’innocents est « un moindre mal » puisque celui-ci « n’a été que toléré et non voulu pour lui-même », en revanche la répression par « les armées d’occupation » relève du « terrorisme criminel ». Exemple : le « terrorisme militaire » pendant la guerre d’Algérie.
Du côté des popes et des icônes, on se montre plus belliqueux. Constantin Andronikof constate la permanence de la guerre en paraphrasant l’Écriture : « Non la paix, mais l’épée ». Pour les orthodoxes, Dieu est présent sur le champ de la bataille contre le mal où « la tuerie physique n’est qu’un épiphénomène de la réalité spirituelle ». Dépassant cette vision pessimiste d’un phénomène regrettable mais inévitable, Nicolas Berdiaev, largement cité, allait jusqu’à l’apologie romantique de la guerre ; un peu plus, ce serait : « Faites la guerre, pas l’amour ».
Les protestants pratiquent les textes courts et vigoureux. Point de demi-teintes : « Aucune guerre n’a jamais résolu aucun problème ». La vieille formule « si vis pacem, para bellum » est une ânerie. Cela dit, « de même que l’homme ne peut éviter d’être pécheur, de même l’État ne peut éviter la guerre », et le citoyen ne doit pas alors se tromper de direction ; le professeur Ellul ne fait pas partie des porteurs de valises.
Les musulmans cherchent avec conviction à redresser les jugements défavorables tout en ne cachant pas une rancœur qui va jusqu’au règlement de comptes datant des croisades. Ils insistent sur la tolérance de l’islam et tiennent à remettre à sa juste place la notion de « jihâd » : le « jihâd majeur » est la lutte spirituelle contre le mal, un peu comme elle s’entend chez les orthodoxes. « Pureté dans l’intention et loyauté dans les actes », programme séduisant, d’autant plus que « ceux qui ont été tués dans la voie du Seigneur sont comblés de façon surabondante ». Les auteurs s’attachent enfin à réagir contre l’amalgame fréquent entre islam et terrorisme, qui provient selon eux de « préjugés ancrés dans l’inconscient de l’Occident laïc et chrétien ». Encore que l’affaire palestinienne fournit l’occasion au docteur Ben Achour de reconnaître à son tour dans le terrorisme un ultime recours.
Les religions prennent une position souvent embarrassée sur la dissuasion nucléaire ; si les uns sont choqués par l’accession à la capacité de destruction massive qui conduit à se substituer à la volonté divine, les autres sont sensibles au maintien de la paix qui en résulte. C’est bien l’emploi éventuel qui fut condamné par « Pacem in terris ». Concernant les ventes d’armes, chacun joue du frein et de l’accélérateur avec un œil compréhensif sur la balance commerciale.
En définitive, le soldat juif et son homologue musulman peuvent partir en guerre le cœur léger, sous réserve pour le premier de lutter dans l’intérêt d’Israël, et pour le second de s’engager dans le jihâd. L’orthodoxe fataliste pensera avec effroi que la volonté de son Dieu guerrier s’accomplit. Le protestant fera son devoir, non sans quelque regret. La catholique se plongera dans les archives de Vatican II après avoir confessé les péchés accomplis naguère outre-Méditerranée. C’est du moins ce que nous avons à tort ou à raison, retenu. En vue d’exégèses plus fidèles, un bon conseil : se procurer le livre. ♦