La Communauté européenne : marché ou État ?
Voici un livre clair et bien écrit sur un sujet d’actualité : tout pour plaire ! L’exposé est facile à suivre : les trois communautés d’avant l’Acte unique et leurs institutions, les progrès et les lacunes du Marché commun, enfin l’avance un peu cahoteuse vers l’« indispensable État fédéral » que l’auteur appelle de ses vœux.
Faisant œuvre d’analyste et de pédagogue, Jean-Luc Mathieu vise en effet les États-Unis d’Europe, couronnant la victoire des modernes sur les anciens et dépassant les objectifs de l’Acte unique qui n’est que l’« héritier chétif » de projets plus ambitieux et empreints d’une « dynamique démocratique et fédéraliste ». De freinages en « mesures étriquées », alors que dès 1951 et la CECA (Communauté européenne du charbon et de l'acier) les objectifs politiques étaient présents, la construction européenne souffre depuis quelque vingt ans de « crises de langueur ». Le nationalisme gaullien et l’égoïsme thatchérien ont coupé l’élan.
Certes, les réalisations furent nombreuses au fil des ans ; elles sont ici énumérées en détail, secteur après secteur. Elles ont créé des solidarités, forgé des habitudes, suscité un contentieux. Il s’est même constitué, au-delà de la lettre des traités, un « acquis communautaire » que les nouveaux venus sont invités à prendre en compte. La collaboration monétaire et fiscale a été active ; plus timide dans les domaines de l’énergie et de la culture ; à peine ébauchée dans ceux de la recherche et de l’environnement. Cependant il ne s’est guère établi de réelles et globales politiques communes. La plus achevée et la plus connue, la fameuse « PAC » (Politique agricole commune), ne fut pas spécialement une réussite ; elle fait dans ces pages l’objet d’une exécution en règle pour avoir « favorisé l’élimination d’une partie importante de la paysannerie tout en assurant l’enrichissement d’une classe restreinte d’agriculteurs capitalistes… elle a abusivement absorbé l’essentiel des ressources communautaires… sans empêcher de profondes inégalités ». La spirale « productivité agricole – endettement – maintien des cours – surproduction », bien décrite en peu de mots, mène à « la disparition du monde paysan, à de nombreuses pollutions et à la désertification des campagnes ». En matière commerciale, le tableau n’est guère plus brillant : l’incapacité de présenter un front uni a laissé l’« Europe fragmentée » sans défense vis-à-vis des ogres américain et japonais, qui ne sont pas comme nous étouffés par les scrupules ni les principes pour manier l’arme du protectionnisme.
Le premier message au lecteur consiste donc à dépasser les particularismes pour parvenir à l’efficacité et mieux se faire entendre. Mais il en est un second, plus idéologique et perceptible dès l’avant-propos : s’il a été tellement difficile de parler un langage commun, c’est qu’on s’est contenté « d’un destin mercantile ». La philosophie libérale a stoppé « toute possibilité de dirigisme ». « Face au conservatisme d’une large fraction des patronats et des gouvernements… tout ce qui eût été hardi a été écarté ».
Dans ces conditions, le grand marché intérieur, « noyau dur » de l’Acte unique, représente bien une étape importante et prometteuse. La suppression des barrières subsistantes et des tracasseries administratives multiples qu’elles imposent, les restructurations et innovations, l’alignement des réglementations, l’abandon des préférences nationales, devraient au total procurer des réductions de coût largement supérieures à 5 % et accroître ainsi la compétitivité. Toutefois, il ne faut pas en rester là. « La collaboration politique est née comme une extension rampante de la Communauté ». Puisque désormais l’Acte unique a établi un « pont » entre celle-ci et celle-là, le moment est venu de créer l’État fédéral, mais pas n’importe quel État. Arrière, le « capitalisme sauvage », antichambre « du désordre et de la foire d’empoigne, caractéristiques de la barbarie » ! Si certains partenaires, dont l’adhésion a élargi l’Europe communautaire sans l’approfondir, s’obstinent à favoriser le monde du capital contre celui du travail, il faut passer outre, progresser à moins de 12 entre ceux qui considèrent que les affaires ne constituent pas le « stade suprême de la civilisation ». La conclusion rejoint ainsi une citation liminaire très explicite du président de la République.
Panorama complet, lucide, de l’évolution et de l’état actuel de la Communauté, mise en avant des insuffisances et des blocages, appel urgent à l’émergence d’une fédération, ce livre d’un Européen convaincu est aussi l’œuvre militante d’un homme engagé. ♦