La lettre à Kirilenko
Il y a toujours un certain suspense dans les œuvres d’Henri Coulonges. La lettre à Kirilenko n’y faillit point et ce n’est pas la moindre qualité de son dernier roman qui s’attache à décrire le monde quasi irréel de la vieille capitale du tsar qui, rebaptisée Petrograd, s’installe dans le système bolchevique sous la férule impitoyable de Zinoviev. La guerre mondiale est déjà loin, mais la révolution reste très présente, et du monde entier et surtout de France on vient voir comment les Soviets s’en tirent.
Officier de liaison français gagné à la cause bolchevique et désormais porté déserteur, le jeune Pennetier a été désigné par le service des affaires étrangères de Moscou pour veiller sur les intérêts français et notamment les biens placés sous séquestre à Petrograd.
Nourri des souvenirs de la Commune et de l’intellectualisme anarchiste rampant sous la IIIe République, il apporte une conviction et un enthousiasme révolutionnaires qui heurtent les ombres de la société française demeurée sur place dans la tourmente de 1917 : professeurs, précepteurs, maîtres d’hôtel, dont l’obsession est celle de la ville entière, se nourrir et se chauffer, mais aussi qui laissent de marbre les artisans de la révolution, Ilitch, Lénine, Zinoviev et leurs exécuteurs de basses œuvres les tchekistes Dzerjinski, Kirilenko. Le bon sens frisant la naïveté de deux syndicalistes français invités en Russie pour vanter à leur retour les bienfaits de la révolution dessille les yeux délibérément optimistes du jeune Pennetier. Son idylle avec une cantatrice tentant de subsister grâce à la protection du grand Chaliapine ne fait qu’ajouter au désarroi d’un utopiste qui lutte pour accorder ses rêves les plus généreux, mais aussi son engagement dans l’Armée rouge, avec les sordides réalités révolutionnaires.
Cette lutte, qui est le fond même du livre, est dure face à la méfiance des dirigeants, à l’ignorance des militants, à la sauvagerie des nouveaux maîtres qui ne sont pas encore assurés de leur succès ; elle est surtout très dure face à la recherche de la vérité par-delà la « vérité officielle ». Les deux syndicalistes français en feront les frais de leur vie. Personne ne saura en France les couleurs réelles du paradis soviétique, ni comment ont disparu ceux qui devaient le décrire. Mais personne non plus ne doit savoir et ne saura ce qui s’est exactement passé lors du massacre de la famille impériale à Iekaterinbourg.
Et pour que « l’image de bois » de la révolution ne puisse être ternie, quiconque a pénétré ou seulement supposé une autre vérité sera supprimé, c’est le rôle du commissaire de la Tcheka, Kirilenko, dont la seule lueur d’humanité est pour sa fille et son ours en peluche qui seront sa perte. Au-delà d’une poignante intrigue, au-delà de toute énigme historique, Henri Coulonges, avec son talent coutumier, nous fait participer à cette vie oppressante où une logique meurtrière et désincarnée s’est abattue sur une population apte séculairement à toutes les oppressions et qui va prendre plus de 70 ans pour tenter d’en secouer le joug. Avec l’auteur on ne peut que remercier Dieu de n’en avoir pas goûté, malgré les velléités de ces intellectuels et de ces communistes, soi-disant français, qui préféraient toutefois vivre chez nous ! ♦