Le modèle suisse
C’est un ouvrage sensible, documenté et argumenté qu’a consacré le directeur et rédacteur en chef de 24 heures, l’un des principaux quotidiens suisses de langue française, à son pays plus méconnu que mal aimé. Ce petit pays (41 000 kilomètres carrés), situé au centre du continent européen, et dont il abrite 0,8 % de la population, URSS comprise, constitue incontestablement un « modèle » pour l’Europe. Ce sentiment va bien au-delà de celui partagé par 40 % de la population de l’Allemagne réunifiée. En effet, il est vrai que la Suisse constitue une espèce à part. Son goût pour l’ordre, la propriété et la propreté, la ponctualité, est devenu proverbial. Il détient le record mondial de l’épargne individuelle, et après le Japonais et à égalité avec l’Américain, c’est le plus gros travailleur du monde industrialisé. Privé de ressources naturelles, le pays a développé une véritable ardeur à innover : au nombre de brevets déposés par million d’habitants, la Suisse vient largement en tête, devant l’Allemagne et le Japon, record que l’on retrouve dans les prix Nobel. Certes, cette addition de records a ses revers ; la légendaire sécurité suisse coexiste avec un taux élevé de suicides et la plus grosse consommation de tabac par tête.
Mais la Suisse n’a pas toujours été cet îlot de paix et de neutralité. « Les Suisses sont les plus rudes des combattants de la chrétienté », disait Louis XI. Pendant plus de trois siècles, 650 000 à 700 000 Suisses sont morts pour la France dans les campagnes menées de Louis XI à Napoléon Ier. Jean Jaurès ne voyait-il pas, dans le système de la milice helvétique l’organisation la plus proche de l’idéal d’une armée démocratique populaire ?
Fédéralisme, consensus et neutralité sont les valeurs radicales auxquelles restent très attachés les Suisses, même si certains en perçoivent les limites. Fondée sur une alliance de cités-États, la Confédération helvétique a résisté au modèle dominant de l’État monarchique. Et il est vrai que l’Europe de 1991 est un peu dans la situation où se trouva la Confédération, en 1848, lorsque d’alliance, elle se mua en État fédéral. La neutralité a été conçue au départ comme un moyen et non comme une fin : préserver la paix intérieure et assurer l’autonomie vis-à-vis de l’extérieur. Elle est devenue peu à peu un véritable mythe. En août 1990, la Suisse s’est ralliée très rapidement à l’embargo décrété par l’ONU contre Bagdad, véritable première pour la diplomatie helvétique.
Alors « cet îlot de prospérité matérielle et de tranquillité publique, dont les habitants ont développé un véritable culte de soi », se demande Fabien Dunand, doit-il rejoindre la Communauté européenne ? En deux chapitres, fort bien tournés et subtils, il analyse les données de cette question difficile. Il est sûr qu’il s’agit là, pour le peuple suisse, qui a développé au cours de son histoire de forts particularismes locaux, d’un choix difficile à faire. Mais la Suisse est déjà très fortement immergée dans l’économie européenne, elle sert de véritable plaque tournante aux divers réseaux d’échanges et de communications. Près du quart de sa main-d’œuvre est étrangère. Les perspectives ouvertes par le grand marché exercent sur elle une forte attraction. Se résoudra-t-elle à perdre son autonomie et se fondre dans une unité plus vaste ?
Au fond d’eux-mêmes, les Suisses restent toujours dubitatifs, et ne sont pas prêts à sacrifier leurs grands principes nationaux : la démocratie semi-directe, le fédéralisme et la neutralité. Tout semble être une question de temps. Mais peut-être le taureau d’Uri, figure emblématique de la Suisse primitive, rejoindra un jour le taureau de Lascaux, plus vieux symbole connu de civilisation sur le Vieux Continent. Alors, pense Fabien Dunand, « l’Europe se réveillera plus suisse qu’on ne le croit ». ♦