Charles de Gaulle, Der Magier im Elysee
Cet essai sur le général de Gaulle est sans doute l’une des analyses les plus pénétrantes de la politique européenne du fondateur de la Ve République, parue en Allemagne ces dernières années. Son auteur est un bon observateur des réalités françaises et en qualité de rédacteur en chef de la revue Dokumente, il a contribué d’une manière significative au développement du dialogue franco-allemand. Il s’est également signalé par des travaux historiques sur la France de l’après-guerre et son dernier livre : Quelle Allemagne pour la France ? est consacré à la vision que les Français avaient de l’Allemagne à l’époque où elle était encore divisée.
Alors que le général de Gaulle inspire depuis longtemps outre-Rhin des sentiments mitigés qui oscillent de la fascination au rejet en passant par la crainte révérencielle et l’admiration sélective, Ernst Weisenfeld s’efforce de dissiper les malentendus qu’a pu susciter son action en traçant un portrait véridique de l’homme d’État et en soulignant l’originalité et la cohérence de ses conceptions en matière de politique étrangère.
Il fait notamment justice des procès d’intention instruits contre la propension à la dictature du « général maurrassien » et démontre, pièces à l’appui, que la raison d’État n’a jamais conduit le général de Gaulle à sacrifier le respect de la tradition démocratique et de la primauté du droit. Par ailleurs, s’il usait à merveille de la magie du verbe, il était trop imprégné du sens de la mesure et de l’esprit classique pour céder à la tentation d’exalter les passions ou de proposer aux Français des objectifs chimériques. À cet égard, les conférences de presse auxquelles Ernst Weisenfeld assistait régulièrement étaient à la fois une célébration liturgique et un exercice pédagogique, le général se souciant avant tout d’expliquer sa politique et d’indiquer à l’avance dans quelle perspective s’inscrivaient ses initiatives diplomatiques.
Ce qui retient surtout l’attention dans ce livre, c’est la rigueur et l’intelligence avec lesquelles sont exposés la logique et les développements de la politique européenne du général de Gaulle après son retour au pouvoir en 1958. Bien que l’auteur se sente plus proche des tenants du fédéralisme européen que des hérauts de l’« Europe des patries », il rend hommage à l’ampleur de la vision et à la continuité du dessein du premier président de la Ve République. Tout en prônant la construction politique de l’Europe et en assignant un rôle majeur à la coopération franco-allemande dans le succès de cette entreprise, le général ne s’accommodait pas de la division du continent en sphères d’influence et considérait qu’il fallait œuvrer pour parvenir à la réconciliation des peuples européens de « l’Atlantique à l’Oural ». À ses yeux, la coopération politique entre les États-membres de la Communauté économique européenne (CEE) et l’affirmation d’une identité (ouest-) européenne devaient aller de pair avec une politique de « détente, entente et coopération avec l’Est », la visée étant la réintégration de la Russie dans le concert européen le jour où elle aurait rompu avec la « contrainte totalitaire imposée chez elle et chez les autres », et relâché l’emprise qu’elle exerçait sur les « nations satellites » de l’Europe centrale et orientale.
On sait que ce projet, qui a suscité tant de controverses dans les années 1960, est considéré aujourd’hui comme celui qui s’accordait le mieux aux aspirations nationales des Allemands et aux exigences d’un « ordre de paix européen ». Il faut savoir gré à Ernst Weisenfeld d’avoir rappelé cette évidence, à l’heure où les relations franco-allemandes traversent une passe difficile et où les lenteurs de la construction européenne risquent de faire resurgir la crainte des « incertitudes allemandes » dénoncées jadis par Pierre Viénot. ♦