Les limites infranchissables de la force
Il se trouvera peut-être un jour des historiens, assez oublieux des atrocités de notre époque, pour narrer les premières campagnes d’Hitler à la manière romantique dont on nous a conté depuis cent cinquante ans les débuts de l’aventure napoléonienne. Ils retrouveront, dans chacune des étapes triomphales qui marquent l’extension du troisième Reich : annexion de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie, campagne de Pologne et de Norvège, foudroyante invasion des Pays-Bas, de la Belgique et de la France, conquête des Balkans et de la Crète, certains caractères dominants de la stratégie révolutionnaire, extrapolée à l’échelle de notre temps : la force débridée, la violence poussée, selon le vœu de Ludendorff, jusqu’au paroxysme de la guerre totale, la victoire gagnée par la vitesse. Beau travail en vérité, mais qui conduisit Hitler à sa perte avec la même fatalité que le grand Empereur à Waterloo.
Certes, les théoriciens militaires n’auront nulle peine à déceler dans la conduite allemande de la guerre au cours du dernier conflit, les erreurs d’où devait sortir la défaite. Notre ami, le lieutenant-colonel Miksche, le critique militaire tchécoslovaque bien connu, vient de consacrer à leur étude un fort intéressant ouvrage (1). Il a montré avec la sûreté d’un grand expert les divers tournants de l’aventure. Son explication est excellente du point de vue purement militaire mais, à notre sens, il est de la débâcle hitlérienne une raison plus profonde que toutes celles qui se peuvent déduire de considérations stratégiques. Cette raison est au-delà de la matière. Elle est du domaine de l’esprit. Méditer sur elle n’est peut-être pas inutile, car les malheurs qui nous affligent résultent, pour une bonne part, de ce qu’elle a été trop longtemps méconnue.
Cette raison, cependant, eût paru familière à un esprit du XVIIIe siècle. Interrogeons l’histoire de ce temps. La civilisation européenne reposait alors tout entière sur des principes aristocratiques. Métiers, professions, fonctions sociales s’y transmettaient de génération en génération au sein de la famille et par les voies de l’hérédité. La tradition était la source de toutes richesses. Elle imprégnait l’activité des hommes, tantôt la cristallisant en des routines intéressées, soupçonneuses, égoïstes, tantôt favorisant par l’accumulation familiale des expériences et des efforts le lent perfectionnement des conditions humaines. L’élaboration patiente, fruit de cette hérédité biologique et légale, avait conduit le XVIIIe siècle à une doctrine de la guerre et de la paix qui est en contradiction profonde avec les idées de notre temps. Cette doctrine fut exposée par de Vattel dans un ouvrage célèbre publié en 1758 : Le droit des gens ou principe de la loi naturelle appliquée à la conduite et aux affaires des nations et des souverains. Quel en était l’essentiel ?
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