L’année stratégique 1991
L’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), dirigé par Pascal Boniface, s’est donné pour tâche de publier annuellement un document regroupant un panorama de la stratégie mondiale et la version française de Military Balance.
Après une étude consacrée à la France, la première partie s’attache à six grandes régions géographiques traitées par différents auteurs. Elle est complétée par deux chapitres portant respectivement sur les ventes d’armes (domaine où apparaissent de nouveaux acteurs) et le désarmement (où l’Europe « figée pendant des décennies, devient un champ expérimental »). Malgré des sous-titres bien choisis et des condensés en tête de chapitre, cette série d’analyses denses et à coup sûr pertinentes ne saurait se parcourir d’un œil distrait. Il appartient au lecteur de découvrir l’essentiel ou de privilégier ses sujets de prédilection.
Le « Nord », pour adopter une terminologie désormais courante, est tout entier dominé par la nouvelle donne résultant des transformations internes de l’URSS, de l’« implosion du Pacte de Varsovie » et de la réunification allemande. Notre Europe est en pleine période d’« attente et de transition » : avenir et vocation de l’Alliance atlantique, ambiguïtés britanniques persistantes, place et évolution de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) et de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), long cheminement vers la défense européenne… Flanqués par un Canada pour qui l’effort militaire ne semble pas prioritaire, les États-Unis enregistrent des résultats non négligeables du projet IDS (Initiative de défense stratégique) qui, bien que réduit dans ses ambitions, reste une entreprise gigantesque. Ils connaissent comme par le passé une incessante guérilla budgétaire entre le poids du Congrès et le choc des programmes. Qu’en sera-t-il dans l’après-Koweït de la tendance générale aux révisions à la baisse ?
La curiosité est naturellement aiguisée en abordant l’étude de ce qu’on pourrait appeler l’« ancien Est », dont la situation actuelle semble bien résumée par ce constat : « La recomposition du système a été aussi brusque que sa décomposition, mais elle n’est ni linéaire, ni synchrone. Au règne de la simplification extrême, de l’inertie apparente, succède celui de la complexité, du paradoxe, de l’éphémère ». Le réveil des nationalités fait resurgir tant de passions qu’on en viendrait à regretter la pax sovietica, avant d’évoquer un vaste État danubien riche de réminiscences.
Au « Sud », se tiennent au fond de la classe, d’un côté l’Amérique latine, « loin de Dieu », pays de la mort violente, où Cuba subit un isolement grandissant et où la démocratie progresse cahin-caha ; de l’autre côté, l’Afrique plus malheureuse qu’au temps de la colonisation, aux prises avec les « extravagances » de la coopération et l’énormité de la dette. Sous les feux de la rampe, le Proche-Orient, turbulent et divisé, de l’austère Arabie à la Jordanie sinistrée. Le Liban « poursuit inlassablement son autodestruction », tandis que « Téhéran acquiert à peu de frais une respectabilité nouvelle ». En Asie du Sud-Est, la poudre parle moins. L’URSS se désengage sur la pointe des pieds, la Chine reste hésitante et figée, le Japon cherche à se libérer de l’emprise exclusive des États-Unis, les deux parties de la Corée méditent sur l’exemple allemand… La France, quant à elle, semble mieux tolérée sur les rives du Pacifique.
La lecture de la version française de Military Balance est aussi distrayante que celle de l’annuaire du téléphone, mais elle est le passage obligatoire pour qui veut savoir avec un haut degré de fiabilité le nombre de patrouilleurs que possède la Gambie ou vérifier que la Jamaïque dispose bien de 4 hélicoptères Bell 206. L’habitude des bandes dessinées et des schémas médiatiques nous a rendus paresseux.
Celui qui se contentera de feuilleter ne manquera pas d’être impressionné par les 16 pages passant en revue les moyens américains. Il constatera que l’Irak de 1990 se distinguait, avec 5 % de la population sous les armes et 53 divisions, suivi de près il est vrai, toutes proportions gardées, par Israël et la Syrie. Il mesurera l’anarchie à l’énumération des forces d’« opposition » (4 en Éthiopie, pour se limiter aux « plus importantes ») ou, en l’absence de pouvoir central, au nombre de factions (5 au Liban, possédant chacune chars et canons de 155). Il se demandera enfin comment est réalisable, pour tel petit État, le soutien d’un parc composé de 6 automitrailleuses françaises, 15 canons sans recul chinois et 1 avion de transport américain.
Mais les commentaires valent aussi la lecture et éclairent la conjoncture : transfert de moyens soviétiques au-delà de l’Oural, passage du déploiement de l’Otan « du mille-feuille au pain aux raisins », critique de l’opération de Panama (« de trop gros moyens pour un objectif limité »), et à la fin un point précis et utile sur les négociations FCE (Forces conventionnelles en Europe). Au total, un ouvrage de fond, à consulter plus qu’à dévorer. ♦