Europe after an American Withdrawal. Economic and Military Issues
Ce livre procède d’une recherche entreprise en 1987 sous l’égide du SIPRI afin d’examiner les problèmes politiques, économiques et stratégiques que soulèverait le retrait partiel ou total des troupes américaines stationnées en Europe. Une vingtaine d’experts originaires de pays directement concernés par un désengagement américain ont participé à cette entreprise dont le maître d’œuvre fut Jane Sharp, une politologue britannique qui s’est signalée dans le passé par plusieurs études sur la maîtrise des armements et la sécurité européenne. Dans la mesure où celle-ci est tributaire de la garantie offerte par les États-Unis dans le cadre de l’Alliance atlantique, il était légitime de s’interroger sur les conséquences prévisibles d’un allégement de leur dispositif militaire déployé sur notre continent et de se livrer à des spéculations sur la configuration d’un nouvel ordre de sécurité en Europe.
Dans son introduction, Jane Sharp précise que le groupe de travail qu’elle animait ne nourrissait aucune défiance à l’égard de l’Alliance atlantique et ne préjugeait pas du retrait total des troupes américaines stationnées sur le continent européen, comme le titre de l’ouvrage le suggère. Bien plus, ce groupe était convaincu que l’Alliance avait eu des effets bénéfiques dans le passé et qu’il fallait préserver ses acquis après la fin de l’ordre bipolaire. Or, trois raisons pourraient incliner les États-Unis à réduire leur engagement militaire en Europe : une pression accrue du Congrès sur l’exécutif, la prise en charge par les Européens de leur propre défense et la diminution de la menace soviétique du fait de la désintégration du Pacte de Varsovie.
La question d’une réduction des troupes américaines stationnées outre-mer est posée depuis le milieu des années 1960 aux États-Unis, mais les requêtes présentées par certains parlementaires, comme le sénateur Mansfield, en faveur de retraits unilatéraux se sont toujours heurtées à une fin de non-recevoir de l’Administration. C’est que le maintien d’un équilibre des forces en Europe correspondait à l’intérêt commun et que les arguments relatifs au coût excessif des frais de stationnement des troupes et à la répartition inégale des charges au sein de l’Alliance (burden sharing) n’étaient pas convaincants. À cet égard, le livre du SIPRI fait les mises au point qui s’imposent et rappelle opportunément que les Européens ont apporté une contribution majeure à la défense classique du continent et que la part des dépenses assumées par les États-Unis au titre de leur participation à l’Alliance n’excède pas 16 % de leur budget militaire.
Faut-il considérer que l’émergence d’une union européenne dotée de tous les attributs de la souveraineté militaire, voire l’affirmation d’une « identité européenne » en matière de défense, pourrait servir de prétexte à un désengagement américain ? Là aussi la réponse est nuancée, car il ne semble pas que les douze États-membres de la Communauté soient sur le point de s’entendre sur une politique militaire commune. Pour la plupart d’entre eux, l’Alliance atlantique est le cadre privilégié d’une défense opératoire et leur ambition ne va pas au-delà de la constitution d’un « pilier européen » de l’Otan. De son côté, l’Union soviétique, qui prônait jadis le démantèlement des bases étrangères et la dissolution des alliances, voit aujourd’hui dans la présence militaire américaine en Europe un facteur de stabilité ; la participation de l’Allemagne unie à l’Otan ne peut que la renforcer dans cette opinion. Quant aux États-Unis, ils sont conscients de la valeur de l’enjeu européen dans leur stratégie globale et le discours du secrétaire d’État James Baker, à Berlin le 12 décembre 1989, tend plutôt à accréditer la thèse d’un nouvel atlantisme qu’il ne suggère le repli sur la forteresse Amérique.
S’agissant du troisième facteur, la diminution de la menace soviétique, il est probable qu’il entraînera une réduction des troupes américaines en Europe et des signes dans ce sens ont déjà été perçus au Congrès et au sein de l’Administration. Par ailleurs, il faut s’attendre à une modification des doctrines militaires et à une restructuration des forces, ce qui laisse présager une diminution du rôle des armes nucléaires tactiques dans la mise en œuvre de la riposte graduée et l’abandon de la défense à l’avant, celle-ci n’ayant plus grande signification après la réunification de l’Allemagne et l’émancipation des États satellites. Toutefois, la question qui se pose est de savoir si ces changements doivent être consacrés par voie d’accord et impliquer un désarmement mutuel ou si l’on doit procéder unilatéralement sur la base d’une appréciation souveraine des besoins de la défense du monde occidental. À cet égard, les auteurs laissent planer une incertitude et se bornent à raisonner en fonction de deux hypothèses de travail.
La première postule le retrait de toutes les forces américaines et leur démobilisation de sorte qu’elles ne pourraient plus être assignées au théâtre européen (option A) ; la seconde envisage le transfert de l’essentiel de ces forces aux États-Unis, mais n’exclut pas qu’elles puissent revenir en Europe en cas de crise (option B). Dans les deux cas de figure, l’Alliance atlantique subsisterait, mais le commandement des forces alliées en Europe (SACEUR) serait confié à un général européen. Il n’est pas dans notre propos de discuter le bien-fondé des hypothèses retenues par les chercheurs du SIPRI, mais seulement d’attirer l’attention sur les conclusions auxquelles ont abouti les experts dans leur évaluation des conséquences économiques et militaires du désengagement américain et d’en tirer des leçons quant aux chances de réalisation des options A et B visées ci-dessus.
Bien que les données relatives au coût de la présence américaine en Europe et aux bénéfices que peuvent en tirer aussi bien les États-Unis que les pays d’accueil soient difficiles à établir, les avis des experts sollicités par le SIPRI présentent des convergences significatives. Selon eux, les investissements américains en Europe ne seraient pas affectés par le retrait des troupes qui y sont stationnées, mais les pays hôtes pâtiraient nécessairement de la fermeture des bases étrangères ; en outre, ils seraient confrontés à la nécessité de compenser la diminution de l’engagement militaire des États-Unis par un effort accru en matière de défense. Certains vont jusqu’à soutenir que le retrait total (option A) serait un stimulant pour le développement d’une coopération européenne dans le domaine des armements et pourrait déboucher à long terme sur une politique de défense intégrée. Enfin, on laisse entendre que le désengagement nucléaire américain pourrait conférer un rôle spécifique à la France et au Royaume-Uni dans la mise en œuvre d’une stratégie de dissuasion pour le compte de l’Europe.
Au terme de cette étude de type prospectif dont les prémisses peuvent intriguer mais qui a le mérite de réunir une masse considérable de données empiriques, de nombreuses questions restent posées. Dans son propos final, Jane Sharp évoque l’unification de l’Allemagne et considère que la nature des relations triangulaires qui s’établiront entre la nouvelle Allemagne, la France et le Royaume-Uni conditionnera l’avenir des relations transatlantiques. Nous ajouterons, pour notre part, que le souci de maintenir sur le continent européen des installations pour l’observation des activités militaires et des bases pour faciliter la projection des forces dans les zones périphériques serait une raison suffisante pour dissuader les États-Unis de céder à la tentation du désengagement militaire. ♦