Colonel de Villebois-Mareuil – Le Lafayette de l’Afrique du Sud
Curieux personnage que ce comte de Villebois-Mareuil, qui quitta l’armée française à 49 ans après une brillante carrière et tomba glorieusement en Afrique du Sud à l’aube de ce siècle. La période couverte par ses « carnets de guerre » (ces calepins entoilés que tant de ses successeurs remplirent en 1914-1918 de leur écriture fine et soignée) dure moins de cinq mois, de son débarquement à Lourenço Marques au drame de Boshof. Le style est alerte et agréable, non dénué d’humour. Le militaire transparaît dans l’analyse tactique réflexe des terrains traversés, fût-ce en chemin de fer (« nous entrons dans un défilé de montagnes rocheuses… il serait impossible à une troupe de passer ») et dans cette minutieuse comptabilité des pertes par catégories de personnels (« tués : officiers supérieurs 3, officiers subalternes 3, soldats 46 »). Mais on trouve également des portraits bien campés, comme ceux de l’austère Kruger ou de la charmante demoiselle Pretorius, et des descriptions bien tournées, voire poétiques, comme celle de Bloemfontein. Ne manquent ni le sens de l’anecdote dans la vie en campagne (« le désastre apparaît à mesure qu’on retire les caisses éventrées… le café moulu gît en intime camaraderie avec des biscuits et le gigot s’est réfugié sous ma cantine »), ni les remarques naïves (« ici le commencement de décembre équivaut à la fin de mai en France » !). Quant au jugement sur les « Cafres », il ne serait pas à lire à la tribune de l’ONU…
Pour en venir aux choses sérieuses, les carnets présentent, souvent avec férocité, le catalogue des occasions perdues et des bourdes commises par les belligérants. Après l’enthousiasme du début, Villebois-Mareuil estime que les Boers n’ont guère pour eux « que leur admirable cheval et la précision de leur tir ». À part cela, « tout est rustique dans leurs idées comme dans leurs procédés », leur discipline est approximative et leur nonchalance certaine (« le Boer ne connaîtra jamais les pommes de terre frites, parce qu’il lui faudrait tenir la poêle et les faire sauter, ce qui occasionne une fatigue et une décision »). Au combat, ils ne se gardent ni ne s’éclairent. Une sympathique pagaïe règne dans leurs rangs où seuls les artilleurs portent un uniforme, tandis que les fantassins arborent le parapluie, ce qui ne les empêche pas d’être d’intrépides guerriers. Les généraux, mis à part Botha, de la Rey et de Wett sont âgés, hésitants et, cherchant les solutions dans la Bible, incapables d’exploiter les succès initiaux. Les Anglais, quelques années avant l’Entente cordiale, et bien que les horreurs perpétrées par Kitchener (22 000 enfants morts dans les camps) soient postérieures à la rédaction des carnets, ne sont pas épargnés. Solide sous le feu, leur troupe lourde, liée aux approvisionnements, est « sans ressort, sans idées, sans tactique et sans moral ». Elle lance des attaques « crânes et méthodiques, mais sans la moindre idée de ce qu’est la guerre ». Et voici comment se traînent les choses, les adversaires professant de part et d’autre « l’amour des positions comme du temps de Montecuculli, avec cette différence qu’il en changeait parfois », tandis que piaffe Villebois-Mareuil devant Ladysmith comme devant Kimberley.
Quant aux bourdes du rédacteur lui-même, celui-ci n’était plus là pour les mentionner. Il semble s’être promené assez librement sur les différents fronts avec un statut mal défini : coopérant, comme on dirait aujourd’hui ?, expert ?, conseiller plus respecté qu’écouté ? Une fois à la tête d’une unité, n’ajoutant pas foi aux renseignements, jouant les voltigeurs de pointe alors même qu’il vient d’être promu général, il est pris par ceux qu’il croyait prendre et, abandonné par une partie de ses hommes, il connaît avec une poignée de braves, face à l’élite de l’armée britannique, une fin digne de Camerone.
La présentation de Bernard Lugan est à la fois indispensable, judicieuse et discrète. Elle permet d’abord de tracer le contexte : les ambitions de Cecil Rhodes, la première guerre de 1880, le raid Jameson, enfin les opérations de 1899-1902, avec cartes à l’appui (difficile de suivre sans avoir sous les yeux le tracé du Vaal, de la Modder et des voies ferrées), ainsi qu’un lexique fort utile pour s’y retrouver entre « kopje » et « laager ». Elle éclaire ensuite la personnalité du héros et sa position politique au sein de l’Action française. Villebois-Mareuil n’avait rien d’un intellectuel de gauche. Maurice Barrés et François Coppée furent ses chantres ; l’hommage fut toutefois unanime, car chacun reconnut que le mort de Boshof était un homme de caractère dans la mesure où il avait mis ses actes en conformité avec ses opinions.
Sortir Villebois-Mareuil de l’oubli est une bonne idée et une bonne action. Nos aïeuls suivirent cette guerre avec passion : qui ne connaît la superstition des trois cigarettes allumées à la même flamme ?, qui n’a entendu le récit du voyage triomphal du président Kruger en Europe ? Mais bien d’autres événements sont intervenus depuis et il n’est pas certain que tous les habitants de Bois-Colombes qui traversent la rue Villebois-Mareuil soient très au courant de l’origine de ce baptême ! Et puis voici une occasion de réfléchir sur l’histoire complexe d’une région du monde dont on parle beaucoup et qui n’en est pas à ses premiers déchirements. ♦