Diallo Telli, le tragique destin d’un grand Africain
Le Guinéen Diallo Telli, fils d’un éleveur peul, fait partie de ces jeunes Noirs doués, distingués par l’administration coloniale et orientés vers de brillantes études. Diplômé de droit, major de l’École de la France d’outre-mer, magistrat, il se retrouve vite au cabinet du haut-commissaire de l’Afrique occidentale française (AOF). Après le référendum de septembre 1958 et l’indépendance de son pays, il abandonne l’administration française et est appelé à de hautes fonctions diplomatiques dont la caractéristique est de l’éloigner de Conakry et du maître des lieux : Sékou Touré. C’est ainsi qu’il devient successivement le premier représentant de la Guinée à l’ONU, où il creuse son trou pendant six ans avec habileté, obstination et talent, puis secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) à Addis-Abeba pendant huit autres années.
À l’actif du personnage, des qualités éminentes d’esprit et de cœur mais, dans les zones d’ombre, des faiblesses incontestables : caractère fantasque, agitation brouillonne, mépris de l’intendance. Telli apparaît ambitieux et capable, mais naïf et souvent dépressif ; fin et sensible, plutôt timide, mais se transformant sur l’heure en tribun féroce et agressif ; patriote et dévoué, mais donnant parfois l’impression de jouer son propre jeu. Imprégné de culture française, il est, comme beaucoup de ses congénères, revenu du Quartier latin très engagé idéologiquement, et la vérité impose de dire que celui dont l’ambassadeur André Lewin, auteur du livre, trace un portrait sympathique sans jamais tomber dans l’hagiographie, fut en maintes occasions le pourfendeur de la politique française.
On ne peut de toute façon que s’indigner devant l’horreur du destin qui lui fut réservé. Dès l’origine, les relations avaient été tendues, derrière la cordialité de façade, avec Sékou Touré et son demi-frère Ismaël. Le président guinéen n’avait jamais soutenu Telli que du bout des lèvres : rivalité ethnique certes, mais surtout réaction classique de jalousie ! L’ombre de Thomas Becket n’est pas loin. Le brillant second, rival potentiel, dauphin possible d’U Thant à New York, représentant le plus illustre de la communauté peule et de son complexe de supériorité, portait ombrage au tyran. La fin évoque la pire période stalinienne. Revenu en Guinée à l’issue de sa mission à l’OUA, ministre de la Justice, arpentant les allées du pouvoir mais se sachant menacé, Telli est arrêté en 1976, trois heures après avoir dîné à la table du Président, pour être jeté dans une cellule du « sinistre camp Boiro ». Suit la publication d’aveux ahurissants obtenus sous la torture. Tout y est : la préparation d’un coup d’État, l’exploitation des oppositions tribale et politique, l’ingérence étrangère et bien entendu… l’appartenance à la CIA ! Après un échange surréaliste de lettres avec son compagnon de route et bourreau, Telli est condamné par celui-ci à l’atroce « diète noire » et met 17 jours à mourir de faim, de soif et de chaleur au fond d’une geôle obscure et étouffante. Il avait 52 ans.
Cet ouvrage est l’occasion, de la part d’un observateur averti, de retracer l’ambiance de l’ONU à l’époque de l’arrivée en force des nouveaux États indépendants, de l’activisme du groupe afro-asiatique et de la crise du Congo. L’ambassadeur Lewin, fin connaisseur de l’Afrique noire, rappelle également les grandes figures du continent, de Nasser au Négus, ainsi que les rivalités sourdes ou officielles, ou encore les solidarités étroites comme celle qui lia Sékou Touré et Nkrumah (Ghana). Mais l’essentiel reste bien entendu consacré au « tragique destin d’un grand Africain », figure attachante sur laquelle la lumière est loin d’être entièrement faite (l’auteur indique le soin jaloux apporté à la conservation de certaines archives), mais qui ne méritait certes pas d’être sacrifié de cette façon. Telli est la « plus éminente victime de Sékou Touré ». Sa disparition a contribué à ouvrir les yeux du monde sur un régime qui avait pu à l’origine être chargé de symboles et qui a laissé tant de sang et de misère.
À quoi servent les romanciers puisque, si souvent, la réalité dépasse la fiction ? ♦