Les militaires
Deux entomologistes ont braqué leur loupe sur ces curieux insectes baptisés « militaires ». Ils se sont consacrés à une espèce particulière, ainsi que l’indique le sous-titre : « Être officier aujourd’hui », et surtout, plus qu’à la « piétaille » des « supplétifs », à ceux qui sortent des grandes écoles, comme le rappelle la couverture semée de casoars. Encouragés par le « très moderne Sirpa » (Service d’informations et de relations publiques des armées), grâce à qui – comme chacun sait – les militaires peuvent désormais s’exprimer sans craindre le moindre retour de bâton, les auteurs ont procédé par interviews auprès d’interlocuteurs de tous grades, jusqu’à de glorieux anciens « que nous ne pouvions éviter », et dont certains sont d’ailleurs abondamment cités.
La description du milieu, minutieuse, comporte des précisions étonnantes, comme la forte proportion des yeux bleus, et accorde une large part au passé et à la tradition. Le lecteur sera stupéfait de voir développer à longueur de page le thème de l’« officier républicain » comme la persistance d’une querelle que chacun croyait éteinte depuis la Marne ! À moins que le fait d’« occuper ses loisirs à peindre des cavaliers de la Grande Armée » soit considéré comme un trait révélateur… Cette armée « peu républicaine » (p. 68) conserve certes le culte du héros aristocrate, tel ce Bournazel deux fois légendaire (p. 66), mais, depuis qu’après l’Algérie « un silence inconnu jusqu’alors s’abattit dans les casernes », l’institution est légaliste ; surtout après la « lune de miel des années Hernu », nul risque de « pronunciamento à l’horizon ».
La qualité s’est améliorée. Les écoles d’officiers ne sont plus les « repaires de cancres » qu’elles furent apparemment naguère. La réforme de Saint-Cyr et celle de Navale ont permis d’échapper à la médiocrité. La preuve : « On demande aujourd’hui aux officiers de lire Le Monde, ce qui est évidemment une bonne chose ».
La carrière comporte des passages critiques : le classement de sortie, les perspectives limitées, voire les frustrations, de la promotion interne pour ceux qui ne sont pas entrés par la grande porte, le pont aux ânes de l’École de guerre, les temps de commandement qui restent exaltants, enfin, pour un petit nombre, la « démangeaison au niveau des avant-bras », annonciatrice des étoiles. Ultérieurement, les meilleurs, succombant à l’affectueuse insistance du ministre, se laissent aller à accepter un fauteuil de président-directeur général et alimentent le « fameux complexe militaro-industriel » ; d’autres doivent se contenter d’un strapontin : à d’autres enfin, on n’offre rien du tout. Avant ces préoccupations terminales (encore que, dans le paragraphe intitulé « Les sirènes du civil », se manifeste un mélange entre « pantouflage » à partir du sommet de la pyramide et « reconversion » à mi-parcours en vue d’une seconde carrière), « rien n’est jamais acquis » ; au moindre accroc, la fusée quitte sa trajectoire. Et voilà comment « au mois de septembre 1989, la nouvelle éclate comme un coup de tonnerre : le général Pinatel rend son képi ! »
On trouvera, bien mis en valeur, d’un côté les éléments permanents, de la part du rêve jusqu’aux problèmes conjugaux liés aux mutations ; de l’autre côté, les facteurs actuels : un bagage plus sérieux que celui des « vieux crabes », qui rend les « cadres supérieurs de la défense » sensibles à la comparaison avec les « golden-boys » (et pourtant une solde mensuelle nette de 23 000 francs à 40 ans pour cinq galons panachés, citée p. 231, permet effectivement « de dîner au McDo deux fois par semaine ») ; des libertés formelles accordées par le statut de 1975, mais assorties de restrictions qui poussent à « faire connaître discrètement ses opinions politiques » ; un souci nouveau de gestion et de pédagogie, résumé en formules ou expressions également « barbares » (p. 183), comme ce PMG « qui a fait se gausser des classes entières d’officiers » ; une primauté du nucléaire qui déresponsabilise les exécutants dans une armée à deux vitesses, où le corps blindé mécanisé fait figure de parent pauvre vis-à-vis de l’élite, représentée par la FAR (Force d’action rapide) ; et finalement une certaine mélancolie dans un métier où l’aventure se fait rare « à l’époque du Paris-Dakar, du rafting et du trakking », où les vrais guerriers sont les gendarmes et les pompiers, et auquel peuvent être réservées quelques cuisantes humiliations (Baalbek, Ouvéa et… Mailly).
Au total, ce livre apporte beaucoup de réponses et ne laisse en suspens que quelques troublantes énigmes (la Division alpine est-elle rose, au sens politique du terme bien sûr ?, la direction des personnels est-elle peuplée de francs-maçons ?) qui ne sont peut-être après tout que l’effet de ces « stéréotypes qu’adorent les militaires ».
Il existe peu d’ouvrages récents et sérieux dépeignant la vie sous l’uniforme. Celui-ci, fruit d’un travail considérable, dénote une indéniable connaissance du milieu. Sa consultation sera utile à ceux qui n’ont pas eu l’occasion de fréquenter la gent militaire. ♦