Le réveil du Vieux Monde
William Pfaff, journaliste américain vivant en France, signe là un livre tonique. Sa réflexion sur le monde est géographiquement découpée, mais elle peut être synthétisée en trois grandes idées et laisser place à quelques interrogations.
L’auteur jette un regard rétrospectif sur les relations entre les États-Unis et le monde depuis le début de la Seconde Guerre mondiale. On lui sait gré de réintroduire l’histoire dans le champ de l’analyse stratégique. Elle met en valeur les spécificités nationales, discerne les mouvements de fond et hiérarchise les événements. Pfaff ne limite pas dans le temps son retour historique. Il cherche ponctuellement la référence pertinente pour expliquer le contemporain : l’influence de Mani pour l’Iran, la décolonisation pour l’Amérique latine…
De la sorte, il est plus à l’aise pour faire litière de l’idéologie dominante depuis deux générations. Les concepts politiques ne sont pas exportables, le temps et le progrès ne sont pas universels, les facteurs sociaux et géographiques sont déterminants. Le monde n’est pas un système cohérent piloté depuis le sommet ; il existe des hiérarchies qu’il faut respecter.
Enfin, et ce n’est pas le moins important, l’auteur constate le poids de la culture et des religions dans la stratégie. Elles n’interviennent pas directement dans les relations internationales, mais, parce qu’elles sont, essentielles à la vie des peuples, elles jouent comme des facteurs de différenciation entre acteurs et pénalisent ceux qui les ignorent. Sur ce point, d’ailleurs on notera des convergences certaines avec les analyses de Régis Debray.
Pourtant, le livre paraît receler quelques contradictions, au moins deux, sur lesquelles il faudrait que l’auteur s’explique pour que sa réflexion soit parfaitement établie.
La défaite de l’Union soviétique en Europe centrale est due à l’échec de la substitution d’un ordre à un autre, plus ancien et plus légitime. Et d’en tirer la conclusion que, chaque nation ayant sa personnalité, il est illusoire de croire « à la possibilité d’une fracture radicale et définitive dans la continuité de ces sociétés ». Ce qui ne l’empêche pas, quelques pages plus loin, d’estimer que l’avenir de la Russie soviétique se trouve dans une rupture de la continuité historique.
En second lieu, Pfaff détermine les conditions auxquelles une nation peut parvenir « à maturité », autre manière de dire que l’histoire peut évoluer de façon différentielle. On serait tenté, intellectuellement, de le suivre s’il ne se contredisait pas plus bas.
Il constate, en effet, que la guerre est la matrice immémoriale des nations. Mais, dès lors qu’il y a eu guerre, une nation est-elle effectivement mûre dans des « frontières fixes » ? Un autre critère retenu pour reconnaître la maturité est la vitalité de la culture nationale. Mais, en s’appuyant sur l’exemple de la Chine et en évoquant Toynbee, Pfaff montre que la vigueur culturelle des marches d’une nation est plus réelle que celle de son cœur ; ce qui constitue une cause de sécession des populations frontalières, directement antinomique de la fonction de rassemblement préalablement attribuée à la culture. Une nation peut-elle être « mûre » et voir son histoire s’arrêter ?
Ces quelques remarques n’ôtent rien au caractère novateur de l’ouvrage, dont on terminera l’analyse par ce qu’on saura gré à un Américain d’avoir rappelé au lecteur français : « L’Europe est mûre pour un règlement politique (…). Dans ses grandes lignes, un tel arrangement exigerait vraisemblablement (…) des garanties conjointes des frontières existantes ». ♦