La récidive (Révolution russe, révolution chinoise)
La récidive (Révolution russe, révolution chinoise)
Si l’on choisit de commencer par une citation qui exprime la puissance de ce livre, la suivante doit être choisie : « Immense l’ambition de Staline (établir un nouveau régime politique, changer la société, développer l’économie) était moins démesurée (et moins inaccessible) que celle de Mao : créer un homme nouveau.
Il s’est donc moins préoccupé d’éducation que de bureaucratie et d’organisation. Feignons un instant d’oublier les souffrances […] : il a évité le fiasco maoïste » (p. 436). Concevons que c’est un livre dont on se souvient à cause du sujet, dont il y a peu d’exemples, et qu’on garde sous la main dans l’intention de rafraîchir quand on voudra la communication avec l’auteur. Généreux, il rapporte tout ce qu’il y a eu de parallèle entre l’histoire du régime installé en Russie en 1917 et celle du régime installé en Chine en 1950, par delà les mensonges et les procès. Les réflexions de l’auteur nous font partager son savoir et elles ne sont pas ambiguës. Il y mêle des sentiments personnels, altérés par la disgrâce d’avoir affaire à des chefs d’État qui, dès leur avènement, ont perpétré des actes monstrueux : d’où le devoir de faire le point sur des désastres en Russie et en Chine, des déportations, des tueries et la famine.
Mais en quoi le maoïsme diffère-t-il du modèle ? On peut y voir « un totalitarisme à la fois plus public et plus intériorisé que le totalitarisme stalinien, lequel demeure la référence inévitable », écrivait autrefois l’auteur.
« Ces deux régimes se ressemblent comme des frères… non jumeaux. Le cadet a beaucoup copié, plus que l’on a tendance à le supposer sur la foi de “nouveautés” qui en sont parfois. Plus souvent, elles reproduisent les traits du modèle (ou du modèle originel renié sans le dire par Staline) ou découlent comme chez l’aîné, de réactions à tel ou tel accroc » (p. 119). Plus recueilli que lors de la première analyse fouillée qu’il fit de la révolution chinoise en 1970 (dans le n° 5 et le n° 6 de Politique aujourd’hui, 1973), Lucien Bianco diagnostique maintenant l’éther dans lequel planait Mao ; ses artifices avaient un relent mystique alors qu’il fut peu lettré en politique : Mao Tse-toung n’avait qu’une connaissance sommaire de la pensée et de l’économie marxiste et ce qu’il avait vu réussir, c’est le stalinisme (certes, Mao était changeant et faisait de grands écarts, ses ardeurs ayant du mal à se stabiliser ; il voulait cueillir les idées dont les « masses » ont la complaisance). Or la « ligne de masse » selon Mao consiste à « aller pêcher des idées qui existent à l’état latent parmi les masses, puis à les concentrer et les systématiser avant de retourner les prêcher aux masses qui finiront par embrasser comme leurs, ces idées qu’elles n’avaient pas su élaborer » (mais peut-être a-t-on déjà vu cela dans les discours de Démosthène et la nouveauté a-t-elle été surtout de parler de « masses »).
Ajoutons ici ce qui a distingué le mieux le régime maoïste de celui de Staline et qui nous fait parler, comme plus haut, de l’éther : « Dans une structure politique calquée sur le modèle stalinien, une innovation chinoise lourde de conséquences consiste à distinguer deux étages de gouvernement : le premier front gouverne, le second front détermine les orientations à long terme. Est-il besoin de préciser que Mao, aussi peu intéressé par l’intendance que de Gaulle, se réserve la responsabilité du second front, ses lieutenants s’activant à appliquer la ligne générale qu’il a définie ? » (p. 112).
Quant aux convulsions de la Chine : « Ce n’est pas Staline qui se serait embourbé dans la pathétique affaire de Lin Biao, ce n’est pas sous Staline que les manifestations populaires du 5 avril 1976 auraient été possibles. Ces manifestations visaient à mots couverts Mao lui-même et il ne l’avait pas volé, mais la possibilité d’une telle rébellion « contre-révolutionnaire » (c’est ainsi qu’il étiquettera l’incident quand il en sera informé le lendemain) de son vivant suffit à différencier la terreur qu’il inspire de celle qui retient des millions de Soviétiques d’agir entre 1929 et 1953 » (p. 429).