Le luxe et la violence. Domination et contestation chez Ibn Khaldûn
Le luxe et la violence. Domination et contestation chez Ibn Khaldûn
En Occident, les pays arabo-musulmans du pourtour méditerranéen sont victimes d’une grille de lecture schizophrénique : soit ils sont soupçonnés de se complaire dans la léthargie cultuelle de régimes autoritaires, voire totalitaires et dans le sous-développement culturel et sociopolitique qui semble caractériser « leur » XXe siècle ; soit ils sont perçus comme des vecteurs de violence sociale, de rébellions locales vite matées mais source d’insécurité régionale (Syrie) ou planétaire (Irak de Saddam), comme sont dépeints parfois les « Printemps arabes » qui agitent ces pays depuis 2011. On veut bien qu’ils évoluent, qu’ils se démocratisent, mais dans le calme et en silence. Cette grille de lecture occidentale, limitée et culturaliste, explique en grande partie les colossales erreurs d’interprétation qui caractérise souvent la diplomatie occidentale dans cette région.
Ce que l’on appelle aujourd’hui le Moyen-Orient fut autrefois particulièrement fertile en penseurs de grande envergure. L’un de ses grands esprits s’appelait Ibn Khaldûn. Spécialiste de la question kurde et de la violence au Moyen-Orient, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Hamit Bozarslan s’est attelé à la tâche de relire et de commenter l’œuvre immense et mélancolique d’Ibn Khaldûn, « sociologiquement et culturellement musulman », souligne l’auteur. Son monde immédiat est en effet celui de l’Islam du XIVe siècle, à l’orée d’une longue stagnation, mais cela l’historien maghrébin ne peut guère en avoir la certitude. Il est le témoin privilégié du début de la relégation de l’Islam et des Arabes au profit de la Chrétienté, futur Occident, qui amorce sa suprématie dans les domaines politique, culturel, économique et technologique ; où les Arabes avaient excellé.
Le monde musulman urbain que connaît Ibn Khaldûn, penseur conservateur et étatiste, plus proche de Schmitt que de Machiavel, auquel Bozarslan veut souvent le raccrocher, est celui de la fin d’une grandeur : celle de l’Islam, celle des Arabes. Propulsés sur le devant de la scène historique par le miracle prophétique, Ibn Khaldûn assure que les Arabes sont devenus des agents de la destruction de la civilisation. Ils doivent reculer devant Tamerlan ; ils cèdent devant les Seldjoukides. À tel point que Khaldûn proclame l’incompatibilité des Arabes avec le fait civilisationnel même. « Grâce au miracle de la religion, commente Bozarslan, les Arabes s’étaient inscrits dans l’histoire universelle avant de devenir un facteur de dé-civilisation ».
C’est de ce monde que Khaldûn, admirateur d’un despotisme rationnel et doux, tire ses observations quant au pouvoir (mulk en arabe), à sa capacité de durer, de fédérer ses clientèles par la redistribution interne ; et de s’effondrer. Luxe et violence : embourgeoisement et prédation vont de pair, dans la lunette khaldûnienne. Le pouvoir, soutenu par des groupes sociologiques ralliés à sa cause, en vient, par sa croissance, à les dévorer ; et à favoriser la création en leur sein d’une dissidence larvée. Immanquablement, le pouvoir, une fois établi, se complaît dans la routinisation : il exige le luxe, qui rejaillit à des degrés divers sur le reste de la société. Ce luxe doit, bien sûr, être financé. Soit le pouvoir a recours à l’impôt (qui mécontente les grands), soit à la guerre (qui ruine le peuple). La politique de redistribution qu’il est contraint de mettre en œuvre, l’amène bientôt à sa perte, qui, en général, comme l’observe Ibn Khaldûn, débute sur ses marges. Les exemples contemporains de la Tunisie et de l’Égypte viennent évidemment à l’esprit.
Il reste que, si l’exemple de Khaldûn peut aider à réhabiliter la pensée politique arabomusulmane et à saisir certaines singularités historiques de l’aire géoculturelle qu’il a si brillamment commenté, les « Printemps arabes » qui secouent une bonne partie du monde musulman depuis 2011 ont peut-être autant pour origine l’alphabétisation des masses, la baisse de la fécondité, l’urbanisation anarchique et le chômage des jeunes diplômés que la routinisation du pouvoir des régimes corrompus de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Égypte, qui ne saurait néanmoins être minorée. Il n’est pas certain qu’Ibn Khâldun nous rende très intelligible le tortueux enjeu syrien, qui conditionne le sort du Moyen-Orient, inquiétant l’Iran, déséquilibrant la Turquie, secouant Israël. Le contexte local, régional et international est une donnée cardinale pour expliquer le comportement de Bachar al-Assad. Or, la pensée d’Ibn Khâldun doit être resituée à une époque de relations internationales confinées, d’armées de mercenaires, de précarité de l’information.
On reste enfin surpris par la pérennité de la capacité de séduction que conserve Machiavel sur les politistes de notre temps. Hamit Bozarlsan veille à dresser un parallèle fréquent entre les deux penseurs, qu’un siècle et une mer intérieure séparent. L’auteur du Prince est souvent présenté comme le premier penseur moderne du pouvoir politique – de fait, Khâldun l’a devancé – alors même que son opuscule donne la sensation de s’adresser avant tout à des patrons de bar marseillais. Il est de loin inférieur en profondeur analytique à son compatriote florentin Francesco Guicciardini, dont la remarquable Histoire d’Italie pourrait être davantage que Le Prince rapprochée des écrits khâlduniens. Piteux diplomate, conseiller frustre, Machiavel agace par ses recommandations simplistes qui conviennent davantage à des petites frappes qu’aux responsables de ces entités complexes que sont les États modernes ; qu’on ne saurait soupçonner cependant d’être des enfants de cœur inaptes aux violences générées par le pouvoir et indifférents au luxe républicain ou monarchique.
Machiavel n’est pas le premier penseur politique moderne, mais le dernier scribe médiéval, paralysé par la médiocrité des milieux de Pise ou de Florence. Renaissance, Grandes Découvertes : il ne saisit pas le nouveau monde qui naît sous ses yeux. Ibn Khaldûn, lui, dresse l’acte notarial d’un monde arabo-musulman qui s’apprête à quitter la grande scène de l’Histoire. Il en est le chroniqueur lucide, l’observateur acide. Il faut le lire comme le témoin érudit d’une époque charnière davantage que comme le guide approprié d’un nouveau monde arabo-musulman majoritairement alphabétisé, éduqué et diplômé.