Les défis de Gorbatchev
On connaît la compétence de Lilly Marcou, spécialiste du mouvement communiste international. C’est donc avec une attention particulière qu’on lira ce livre, où elle aborde le problème de l’heure : le retournement soviétique ou, pour reprendre les mots de Mikhaïl Gorbatchev, « notre nouvelle mentalité politique ». L’ouvrage, qui traite presque exclusivement des relations internationales, est articulé en deux parties. La première décrit le nettoyage idéologique entrepris pour restaurer « la confiance perdue », la seconde les orientations nouvelles de la politique extérieure de l’URSS. Chacun des points étudiés dans l’une et l’autre partie est l’occasion d’un précieux retour sur le passé.
Du monde partagé en deux blocs au tout interdépendant, sinon intégré, telle serait la vision nouvelle de M. Gorbatchev. Dans la lutte des contraires, principe auquel un bon marxiste ne saurait renoncer, la synthèse serait proche, à laquelle oblige l’ère nucléaire. On ne forcera pas pour autant le sens de l’histoire, chaque peuple étant maître de sa route : « S’opposer à la liberté du choix, dit le secrétaire général, signifie s’opposer à la marche objective de l’histoire elle-même ». Mais s’il est des voies diverses vers le socialisme, celui-ci n’est pas en question ; si l’on s’attache à une nouvelle lecture du passé, c’est pour y reconnaître les erreurs et s’en dégager, c’est pour débarrasser le léninisme de ses contrefaçons.
« Un monde sans arme, sans violence, sans haine, sans peur et sans soupçon », tel est, selon l’auteur, le nouveau credo de Gorbatchev. Dans le dialogue Est-Ouest, on s’emploie à bannir l’arme nucléaire, donc à « démystifier l’idéologie de la dissuasion » ; on ouvre grand ses portes aux contrôles, condition du désarmement ; il n’y a plus d’ennemi : « À l’âge nucléaire et spatial, le monde est devenu trop fragile pour la guerre et la politique de force », déclare-t-on au comité politique du Pacte de Varsovie.
On prend acte de ce que, même dans le monde non nucléaire, « la méthode militaire n’aboutit à rien ». L’Afghanistan est la première application d’une stratégie nouvelle de « sortie des conflits » ; « il faut apprendre à perdre ». Le conflit israélo-arabe, sur lequel on a moins de prise, pose au nouveau dirigeant un problème plus difficile ; l’auteur nous offre, à son propos, une remarquable analyse de l’histoire de la politique soviétique à l’égard des Juifs.
En venant aux mouvements ouvriers, Lilly Marcou estime que la réconciliation avec la social-démocratie est en marche, ce qui ne va pas sans troubler le mouvement communiste international, lequel « dans son état de décrépitude actuel, est loin de pouvoir assimiler la nouvelle pensée ».
La conclusion est le bouquet de ce feu d’artifice gorbatchévien : « À chaque moment charnière d’une époque, un homme providentiel survient ».
Tenons-nous à deux sujets de discussion, que le livre si documenté de Lilly Marcou ne peut manquer de soulever. Le premier est d’ordre stratégique. Mikhaïl Gorbatchev a compris que « l’ère nucléaire appelle à d’autres mœurs » ; réjouissons-nous de cette découverte tardive ! « Le gouvernement soviétique a réussi à écarter la menace de guerre » ; c’est bien qu’il était seul à l’exercer ! Au demeurant, il faut relever l’inquiétante contradiction qu’il y a à constater que l’arme nucléaire oblige à la paix et à réclamer en même temps sa destruction.
La seconde question est politique. Les déclarations de M. Gorbatchev sur les relations internationales sont surprenantes ; ses initiatives de paix plus encore, et d’abord en Afghanistan et en Angola. Mais c’est à l’intérieur de l’URSS, auquel le livre de Lilly Marcou s’applique peu, que tout va se jouer. Reconnaître le marasme économique auquel le régime a conduit et en tirer les conséquences à l’extérieur est une chose ; y remédier en est une autre, qui exige que le régime lui-même change. D’où la seule question qui compte : le marxisme-léninisme, que l’on ne renie nullement, est-il réformable ? Qu’il le soit est sans doute une hypothèse pessimiste. Elle a peu de chance de se vérifier, et c’est heureux : on ne souhaite pas vivre dans une « maison commune européenne » tapissée en style marxiste-léniniste, fût-il rénové.♦