Juin, maréchal de France
Bernard Pujo nous livre une biographie classique établie avec un soin jaloux : la chronologie est minutieuse, les faits sont toujours replacés dans leur contexte, les anecdotes donnent la « touche humaine » au bon moment ; tous les composants sont réunis et alignés comme à la parade. Aucune des questions graves que l’on peut légitimement se poser sur l’action du maréchal ne sont éludées : Alger fin 1942, la Tunisie, les rapports avec Giraud, pour un temps commandant en chef civil et militaire, et de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, la fin brusquée de la campagne d’Italie et la conversion du corps expéditionnaire français en noyau de la première armée, la remise sur pied des armées françaises, le Maroc, l’Indochine, le Communauté européenne de défense (CED), l’Algérie surtout. Les réponses sont toujours claires, mesurées, éloignées de toute polémique, établies à partir de documents irréfutables et de témoignages souvent inédits donnant des éclairages nouveaux et complémentaires.
Tout au long de l’ouvrage, les deux grands thèmes de la destinée du maréchal se répondent selon le balancement naturel qui a été celui de toute sa vie : la vocation militaire et l’enracinement maghrébin, les armes et la Méditerranée.
Les galons de caporal gagnés par le jeune Saint-Cyrien en stage au 1er Zouaves (que le bâton de maréchal lui remet en mémoire en 1953…), le « bledard baroudeur » au Maroc en tant d’occasions (1921-1924, 1929-1931, 1937-1938), le capitaine cruellement blessé en 1915, l’officier d’état-major de Lyautey à Paris et de Noguès dans le Rif, le commandant de division de 1940 sur la Dyle de Gembloux, captif après le désastre de Lille ; le responsable interarmées de l’Afrique du Nord en 1942, mais surtout le chef de guerre dès qu’il le peut, en Tunisie puis en Italie (et avec quel éclat !) ; l’expert militaire de la IVe République ; le commandant interallié coopté d’emblée par Eisenhower pour les forces de Centre-Europe de 1951 à 1956. Tout cela constitue la trame déjà connue, des notes de ses chefs par exemple. C’est aussi un parcours sans faute de promotion sociale à la française : le fils de gendarme devenu maréchal et académicien.
L’originalité est ailleurs : l’enfance au pied du phare de son grand-père près de Collo, les années de service en Algérie et surtout au Maroc, le mariage, les amitiés et les solidarités du sol, le proconsulat à Rabat. La terre d’élection de Juin est le Sud de la Méditerranée et, pour lui, l’Ile-de-France restera toujours grisaille, quelque responsabilité ou quelque pouvoir il puisse y avoir. Est-ce le surcroît d’inclination qui oblitère le jugement infaillible par ailleurs ? En 1947, Juin « fixe approximativement à vingt ou vingt-cinq ans l’échéance envisagée » de l’accession du Maroc à l’indépendance. C’est la sagesse pour lui et pour bien d’autres. Au même moment ou presque, Mountbatten accélère l’histoire, mais à quel prix pour les populations de l’Inde ! Mendès-France, sept ans plus tard, devance l’événement et tente de forcer le destin en Tunisie. Juin acquiesce, un rien goguenard, semble-t-il, mais ne cède rien sur le Maroc où l’avenir se fera sans lui. Et puis, au-delà de ce monde de l’ordre bien tempéré qui était sa règle, c’est la tragédie. Selon Littré, celle-ci, où « figurent des personnages illustres, excite la terreur et la pitié et (…) se termine ordinairement par un événement funeste ». Sans doute est-ce le seul reproche, bien mince, que l’on puisse faire au livre : le chapitre 22, intitulé « Le drame algérien », décrit en fait une tragédie à trois personnages, l’Algérie, de Gaulle et Juin. Mais l’auteur ne nous suivrait certainement pas dans une évocation de Racine ou mieux d’Eschyle. Il reste fidèle à son parti de sobriété et de mesure : il ne formule ni mises en causes, ni jugements péremptoires : le maréchal n’aurait pas aimé… L’auteur s’est effacé devant son sujet pour mieux lui rester fidèle. C’est dire la richesse et la valeur de ce livre.♦