De l’arme économique
Publié il y a quelques mois déjà par la Fondation pour les études de défense nationale, ce livre nous avait fâcheusement échappé jusqu’à présent, alors qu’il est d’une particulière actualité au moment où certains espèrent pouvoir mettre fin à l’apartheid en Afrique du Sud et à la guerre entre l’Irak et l’Iran, en faisant usage de « l’arme économique ». Le sujet avait déjà été abordé dans notre revue en mars 1980, lorsqu’elle avait publié un dossier établi à la suite d’une réunion-débat tenue à ce propos par le Comité d’études de défense nationale, mais il méritait amplement d’être à la fois développé et actualisé. C’est à cette recherche en profondeur que se sont employés les auteurs de l’ouvrage, sous la direction de l’inspecteur général des Finances Claude Lachaux, à qui nous devons déjà plusieurs livres et de nombreux articles sur les problèmes économiques de défense, dont certains ont pu être appréciés par les lecteurs de cette revue.
Leur livre, qui est donc collectif, est articulé en trois parties. La première réunit des études de cas, choisis avec suffisamment de recul dans le temps pour qu’on puisse porter sur eux des jugements sans parti pris. Ces cas sont les suivants : sanctions de l’Union soviétique à rencontre d’alliés du moment (Yougoslavie à partir de 1948, Albanie et Chine à partir de 1960) ; représailles économiques des États-Unis à l’égard de Cuba (à partir de 1960) ; embargo céréalier américain envers l’Union soviétique (de 1980 à 1983) ; sanctions multilatérales contre la Rhodésie [futur Zimbabwe] (de 1965 à 1980) ; sanctions de l’Occident contre la Pologne (de 1981 à 1984) ; sanctions des États-Unis contre l’Iran, en liaison avec l’internement de leurs diplomates à Téhéran (de 1979 à 1981). Chacun d’entre eux, analysé en détail par un des auteurs en fonction de ses compétences, a des particularités et donc des enseignements qui lui sont propres. Mais on peut en tirer plus généralement l’impression que les sanctions économiques ainsi employées n’ont à peu près jamais atteint les objectifs politiques qui les avaient motivées, mais qu’elles ont eu par contre, le plus souvent, des conséquences économiques importantes ; celles-ci ayant été d’ailleurs parfois en contradiction avec les objectifs politiques visés, soit qu’elles aient contribué à renforcer dans le sens de l’autarcie les économies sanctionnées, soit qu’elles les aient fait basculer irréversiblement du côté de l’adversaire.
Faut-il pour autant conclure de façon péremptoire que « les sanctions, ça ne marche jamais ! » ? Claude Lachaux ne le pense pas, puisqu’il s’est attaché personnellement, dans la deuxième partie de l’ouvrage, à établir une problématique des sanctions économiques à l’époque contemporaine. Il commence par évoquer la question préalable, que nous n’aurions pas manquer de lui poser s’il n’avait pas pris ainsi les devants : peut-on parler d’un maniement politique de l’économie, alors que le trait marquant de notre époque est sa mondialisation, et plus encore, c’est nous qui le soulignons, l’internationalisation des circuits financiers ? Notre auteur y répond par l’affirmative, pour la double raison que, malgré cette situation qu’il reconnaît, les États-nations restent le plus souvent les ultimes décideurs en matière économique pour ce qui les concerne, et que la prolifération récente des États souverains a multiplié ainsi les centres de décision politique. Selon lui, il résulte des inégalités économiques qui règnent entre les 160 et plus États-nations des phénomènes de domination et de dépendance, d’interdépendance et de vulnérabilité, de « couplage » (linkage) et d’« effet de levier » (leverage), qui méritent d’être étudiés.
Claude Lachaux s’y emploie dans un essai de typologie des différents modes de sanctions économiques, qui s’appuie sur une abondante et intéressante bibliographie d’origine le plus souvent anglo-saxonne, puisqu’on a très peu écrit en France sur le sujet. Écartant « une multitude de définitions confuses » et récusant comme non pertinent le concept de « guerre économique », il retient, en les clarifiant, ceux d’« embargo stratégique » (répondant à des objectifs de sécurité) et de « sanctions économiques » (visant des buts de politique étrangère). Et surtout il recense, d’un point de vue à la fois critique et opératoire, les différents moyens dont disposent ces dernières, en distinguant le domaine du commerce et celui des capitaux. Enfin, toujours en s’appuyant sur une nombreuse bibliographie d’origine étrangère, il analyse les thèses et les méthodes qui se sont affrontées pour juger de l’efficacité des sanctions ; son jugement personnel étant que les effets sont loin d’être négligeables, d’abord et indiscutablement au plan économique, mais aussi parfois au plan politique, leur avantage étant alors de pouvoir servir des buts multiples. Autre avantage, d’après notre auteur elles sont peu dangereuses, car elles dégénèrent rarement en affrontements militaires, et surtout elles sont parfaitement conformes au droit et aux usages internationaux.
La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à l’emploi de l’arme économique dans les relations Est-Ouest, prolongeant et actualisant ainsi l’excellent essai de Claude Lachaux sur Le commerce Est-Ouest, publié dans la collection « Que sais-je ? » et que nous avions eu le privilège de commenter dans la livraison de mai 1984 de cette revue. Les coauteurs se sont répartis la tâche pour analyser la gestion passée de l’arme économique contre l’URSS (essentiellement les embargos américains), ainsi que les procédures américaines, multilatérales (au sein du Coordinating Committee for Multilateral Export Controls ou COCOM), et françaises de contrôle des exportations, en particulier dans le domaine des technologies avancées. Notre ami résume dans une postface ses conclusions personnelles. Pour lui, la seule stratégie qui vaille en la matière, « c’est la défensive, mais alors toute la défensive, hermétique, sans failles » ; car, ajoute-t-il, « il est déraisonnable d’opter sur le plan militaire pour la stratégie d’endiguement, et dans le même temps, de choisir une politique d’aide économique (à l’adversaire) ». Ce conseil paraît d’une particulière actualité au moment où va s’ouvrir, selon toute probabilité, une nouvelle euphorie de la « détente », et où, par ailleurs, la crise internationale ainsi que la perestroïka soviétique vont encourager le développement des relations économiques Est-Ouest.
Mais plutôt que d’insister sur ce sujet, pour lequel, il est vrai, nos auteurs sont particulièrement experts, nous aurions préféré, quant à nous, qu’ils tentent d’appliquer la problématique très originale résultant de leurs recherches aux cas particuliers des commerces du pétrole et des armes dans le Tiers-Monde, tant ceux-ci nous paraissent échapper à toute logique politique, sinon commerciale. Des incidents récents et largement commentés en ont fourni la démonstration en ce qui concerne le commerce des armes ; mais le silence continue étrangement à planer sur les anomalies, pour ne pas dire plus, qui entourent du point de vue stratégique les exportations actuelles de pétrole de pays comme l’Angola ou l’Iran. Claude Lachaux déclare lui-même dans sa postface qu’après la première étape, constituée par cet ouvrage dont il a si brillamment dirigé la confection, le champ de nouvelles recherches sur le thème de l’intégration de l’arme économique dans une stratégie globale reste immense. Souhaitons donc qu’il s’emploie à continuer à l’explorer avec sa rigueur et son talent habituels, et en attendant remercions-le, ainsi que les coauteurs, d’avoir, pour la première fois en France, réussi à clarifier les questions très complexes que pose la gestion de l’arme économique.♦