De la défense de la France à la défense de l’Europe
L’ouvrage que vient de publier Raymond Tourrain, ancien vice-président de la Commission de la défense nationale de 1978 à 1981, actuellement député européen, membre de la Commission politique du Parlement de Strasbourg et de sa sous-commission « Sécurité et désarmement », mérite de retenir l’attention de tous ceux qui suivent les problèmes de défense. En effet, cet ouvrage original – malgré son titre qui aurait pu être mieux choisi : « L’atome militaire français au service de l’Europe de la sécurité ? » par exemple – met à la disposition du lecteur une masse d’informations et de documents impressionnante, qu’il s’agisse des données scientifiques, techniques, économiques, financières et militaires de la force de dissuasion nucléaire stratégique française.
Il a été préfacé par le général d’armée Multon, ancien gouverneur militaire de Metz, commandant le 1er Corps d’armée et la 6e Région militaire. Celui-ci note fort justement : « Certes, notre autonomie de décision dans le domaine nucléaire n’est pas, pour le moment, remise en cause par les négociations en cours entre Soviétiques et Américains. Mais nous ne sommes pas seuls. La défense de la France ne saurait commencer sur le Rhin. Elle s’intègre obligatoirement à celle de l’espace européen. Il n’est donc pas possible de se désintéresser du débat européen et atlantique ». On ne saurait mieux dire.
La structure de l’ouvrage s’ordonne autour de cinq idées principales qui donnent naissance à cinq chapitres. Dans le premier, l’auteur retrace à grands traits les « Origines des armes nucléaires françaises », ce qu’il appelle le cheminement historique, scientifique, technologique et industriel de la bombe, avant 1945 et après la Seconde Guerre mondiale, sous la IVe et la Ve Républiques. Ce point d’histoire n’est pas sans intérêt, car on ignore en général les conditions dans lesquelles notre pays a décidé de se doter seul de l’arme absolue.
Dans un deuxième chapitre, Raymond Tourrain expose « L’option, nucléaire de la Ve République », ou les données qui fondent la « sécurité et l’indépendance par la dissuasion ». Celles-ci sont tributaires du calendrier nucléaire et de l’évolution du système stratégique international des années 1945-1987, des alliances que la France a nouées (Traité de Washington de 1949, Traités de Bruxelles de 1948 et de 1954 sur l’Union de l’Europe occidentale [UEO], Traité franco-allemand de 1963) et surtout des choix doctrinaux présidentiels en matière militaire. On trouvera ici une présentation assez complète des différents discours stratégiques présidentiels analysés à partir de la pensée du général de Gaulle auquel on a fait dire à la fois « plus » et « moins » que ce qu’il a réellement dit publiquement. Ainsi, on apprendra – ce qui est exact – que le fondateur de la Ve République n’a jamais utilisé le terme de « sanctuaire » et une seule fois le terme d’« armes nucléaires tactiques », et jamais celui de « forces ou d’armes préstratégiques ». Plus intéressant encore, l’ancien vice-président de la commission de la défense nationale examine comment ont été traduites dans les lois de programmation militaire les grandes orientations présidentielles du général de Gaulle à François Mitterrand.
Dans le chapitre III, très technique et très actuel, l’auteur se penche sur la mise en place, de 1964 à 1988, des différentes générations d’armes nucléaires.
Dans le chapitre IV, il étudie la modernisation et la montée en puissance de l’armement atomique français à l’horizon de l’an 2000, en passant en revue les grands programmes concernant la Force nucléaire stratégique (FNS) et les armes préstratégiques ou tactiques.
Le dernier chapitre, très « pointu » et très dense, traite exclusivement du coût de l’arsenal nucléaire français pour la période 1960-1991, c’est-à-dire celle couverte par les six lois de programmation votées par le Parlement sous la Ve République. Cet effort de chiffrage financier et budgétaire, en francs courants et en francs constants, est du plus grand intérêt, d’autant plus que les études d’ensemble sur la question sont rares.
En conclusion, l’auteur s’interroge sur l’avenir de la « sécurité européenne » et souhaite ardemment la création d’une Europe de la défense, c’est-à-dire d’un « espace européen de sécurité », la France apportant dans la corbeille de mariage sa force nucléaire stratégique. Le dossier de la FNS est ainsi replacé dans son véritable contexte historique et géopolitique par un expert qui a étudié les problèmes nucléaires sous deux angles, national (il a siégé à l’Assemblée du Palais-Bourbon) et européen (il siège au Parlement de Strasbourg). Ajoutons qu’on trouvera en annexes les principaux discours prononcés par les quatre présidents de la République sur l’arme atomique et les préambules de toutes les lois de programmation militaire. Au total, un ouvrage clair, synthétique, bien documenté, non partisan, qui comble une lacune dans la littérature stratégique et qui rendra les plus grands services.
On rappellera in fine que cet ouvrage constitue avec les actes du colloque d’Arc-et-Senans publiés chez Pion en 1985 – « De Gaulle et la dissuasion nucléaire (1958-1969) » – les deux études de référence sur ce sujet de consensus capital, le premier complétant parfaitement le second.♦