L’Organisation internationale du travail
La vie des institutions internationales a ceci en propre qu’elle s’infléchit bien souvent au gré des grandes puissances ou des groupes de pression qui s’affrontent en leur sein, soit alors que ces organisations se résignent à n’être que de simples forums sans efficacité, soit qu’elles deviennent l’instrument d’une politique élaborée parfois hors de leur enceinte au risque d’inciter certains de leurs membres à les quitter. Les déboires de la SDN (Société des Nations) ou de l’UNESCO (Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture) en apportent la preuve.
Bien qu’elle ait aussi subi la défection des États-Unis, en 1975, l’Administration Ford lui reprochant sa politique croissante et sa soumission aux intérêts de l’URSS, l’OIT (Organisation internationale du travail) a eu le bonheur de ne pas s’embourber. Le fait est d’autant plus méritoire que son action s’est développée à un moment où partout dans le monde on assistait à une récession du syndicalisme. Cette perte de combativité du monde du travail, cette perte de substance de ses bastions traditionnels aggravées par l’extension de l’économie de marché ont placé le syndicalisme en porte-à-faux, réduisant la plupart du temps son action à une simple tactique politique.
Ce n’est pas sous cet angle que M. Ghebali étudie l’évolution de l’OIT mais son ouvrage, extrêmement documenté, permet de saisir comment et pourquoi cette Organisation a su se maintenir sur la ligne de crête sans rien abandonner de ses objectifs en dépit de bien des tensions. Mise à part l’étude publiée par la toujours précieuse collection « Que sais-je ? » (sous la signature de Marc Montceau), le lecteur français ne disposait en la matière que des livres parfois nettement orientés de Guy de Lusignan et de David Morse. Par son objectivité fondée sur le sérieux de la documentation systématiquement servie en référence au pied de chaque page, l’ouvrage de M. Ghebali comble une lacune.
La méthode utilisée ôte à l’écrit toute tentation de paraphrase personnelle ou idéologique : il suffit à l’auteur de suivre avec attention et de manière méticuleuse l’histoire de l’OIT, d’en analyser scrupuleusement les mécanismes, pour nous convaincre à quel point cette Organisation reste l’une des premières réalisations majeures de la coopération internationale. « L’OIT fut à la fois le précurseur et le modèle des institutions spécialisées modernes ». En cela elle s’apparente plus à l’Union internationale des télécommunications ou à l’Union postale universelle qu’aux émanations de l’ONU.
Une différence essentielle subsiste cependant : les problèmes sociaux ont une dynamique chargée d’émotivité. Cela favorise la politisation, une question sur laquelle l’auteur revient à plusieurs reprises d’une manière fort circonstanciée. La situation en Afrique du Sud, en Namibie, l’admission à un titre ou à un autre de mouvements comme l’OLP (Organisation de libération de la Palestine), ont créé au sein de l’OIT des tensions qui la menacèrent parfois d’éclatement. Or, l’Organisation ne voulait pas se résoudre à ne mener qu’une action fragmentaire, elle entendait défendre en toute occasion la notion de justice sociale qui reste à la base de sa création. Pour ce faire, elle sut adapter ses structures aux changements du monde moderne, affiner ses procédures et maintenir, contre les tenants de l’universalisme, son tripartisme (gouvernements, employeurs et travailleurs). Ce dernier aspect, abondamment analysé par M. Ghebali, permet seul à l’OIT d’assurer la collaboration des différents acteurs sociaux sans trop risquer de verser dans l’idéologie, l’idéal demeurant en tout état de cause la protection des droits de l’homme.
Cette sauvegarde a son point d’appui le plus fort dans l’élaboration de normes internationales du travail, de la formation professionnelle et de l’emploi, des domaines concrets où il est possible d’échapper au discours proprement politique. C’est pourquoi au cours des années 1950 l’OIT a jugé bon d’épauler la liberté syndicale, puis durant la décennie suivante de faire face à la décolonisation, d’accentuer une stratégie globale de l’emploi pendant les années 1970 pour enfin s’orienter vers une amélioration des structures assurant l’efficacité de ses actions en la préservant des « effets pervers de la politisation ».
Parlant de l’OIT, M. Ghebali la désigne comme étant la « conscience sociale » des Nations unies. Son ouvrage nous prouve à quel point les responsables de l’OIT en sont persuadés en dépit de manœuvres inhérentes aux situations conflictuelles que connaît notre univers. Il ne s’agit point là d’un simple ouvrage de référence mais d’une véritable introduction aux mécanismes complexes que sécrète le monde moderne, même lorsque l’idéologie ne vient pas s’y mêler. ♦