Arabes, si vous parliez…
Ce livre inaugure la collection « Islande ». Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, qui la dirige, nous dit qu’elle est destinée à « mettre au jour le non-dit des peuples musulmans ». Si en effet Moncef Marzouki, professeur de médecine, tunisien, musulman, publie en français et en France cet ouvrage dédié aux écoliers de son pays, c’est, comme il l’avoue, qu’il est impossible de parler vrai en Arabie (l’auteur entend par « Arabie » l’ensemble de la terre des Arabes et non pas de l’Arabie saoudite).
Le franc-parler de Marzouki est plein de vigueur. « Pourquoi sommes-nous sous-développés ? », telle est la question centrale du livre. L’auteur écarte d’emblée la réponse de l’intégriste, pour lequel l’impiété est la cause de tous les maux et le retour à la « vraie » religion le seul remède. Son diagnostic est tout autre, mais plus sévère : « Le sous-développement, c’est d’abord une mauvaise gestion de la richesse donnée au départ à toute société : la matière grise » ; ou encore : « Le sous-développement, c’est, comme la syphilis, toujours amplement mérité » (notons qu’on s’en tient ici aux images classiques ; dire Sida [Syndrome d’immunodéficience acquise] eut été plus juste, mais plus risqué).
L’échec arabe est d’abord culturel. Plus pessimiste que beaucoup d’orientalistes et d’orientaux, c’est du XIIe siècle que Moncef Marzouki date le début de la décadence. Mais au bas de la pente, où nous sommes, le contact avec l’Occident moderne fait éclater le décalage, tragiquement vécu par une société schizophrène : « Ce que nous reprochons à l’Occident, c’est d’avoir donné naissance à une culture universelle ; c’est un reproche absurde ».
L’échec est aussi politique. Si l’on excepte le Liban d’avant 1975, les régimes arabes, démocratiques dit-on, ne sont que simulacres. Le concept de démocratie, prostitué, est partout dévoyé au profit d’un « homme unique, parti unique, idéologie unique ». Un pouvoir sans partage ferme la porte à toute régulation sociale, toute création collective, tout progrès. À cette situation bloquée, l’auteur ne voit que deux issues : l’intégrisme, ou l’instauration d’une véritable démocratie. Il parie pour la seconde, et milite pour elle (il est l’un des fondateurs de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, entreprise dont on connaît les dangers en pays d’islam). Mais cet homme lucide explique fort bien la séduction qu’exercent, sur tous les « paumés » de la modernité, les vertueux prédicateurs du retour aux sources. On ne s’en défendra, dit-il courageusement, qu’en « portant le fer au sein même du sacré ».
Moncef Marzouki reste optimiste. S’il ne l’était pas, il n’aurait pas lancé ce cri d’alarme et d’espérance. Il se sent soutenu par une « nouvelle conscience arabe qui monte de mille horizons ». Souhaitons à ce livre clair et fort une belle carrière, en France… et en Arabie.