La barbarie
Le livre dont nous allons parler est un cri d’alarme. Il est aussi, plus discrètement, cri de détresse. Qu’est-ce qui point Michel Henry, qu’il paraisse si désespéré ? C’est la barbarie dans laquelle nous sommes entrés. Celle-ci n’est pas, comme les barbaries anciennes, humus fertile pour un nouvel âge ; elle est, à l’image des champs d’épandage de nos ordures plastiques, mort définitive.
La culture qui est en train de périr, Michel Henry l’identifie à la vie. Quelle est donc cette vie-là ? Non pas la vie biologique, agencement d’atomes qui peut se traiter comme l’on fait des choses ; mais la pure subjectivité, le « se sentir et s’éprouver-soi-même ». Le savoir de la vie revêt des formes élémentaires : voir, sentir, déambuler. Ses formes supérieures constituent proprement la culture : art, éthique et religion ; par elles la vie se transforme et s’accomplit, en elles l’énergie vitale, qui est « surabondance de soi », trouve son terrain d’élection et son juste emploi. La vie est praxis et non théorie : elle n’a point d’objet, lequel, à l’inverse, n’a point d’intérieur, chose morte.
Le savoir scientifique, dont l’auteur attribue la paternité à Galilée, est à l’opposé du savoir de la vie. L’élimination de toute subjectivité est la condition de son efficacité. Il se nourrit d’objets, sa méthode est le « faire-venir-devant ». Entreprise justifiée, dira-t-on, s’il s’agit des sciences de la nature. Voire ! Cette nature-là, soumise au regard glacé de la mathématique, en est tout appauvrie. Elle n’est « ni verte ni bleue, elle n’est pas rose au soleil levant, ni désolée à l’approche de la nuit. En elle les ruisseaux ne courent pas sur les pierres, lesquelles ne luisent pas dans la lumière, le ciel n’est jamais menaçant ni le fleuve serein ».
Mais c’est appliqué à l’homme que le savoir scientifique dévoile son insuffisance. Soumises elles aussi au principe fondateur, les sciences humaines évacuent la subjectivité… qui est l’essence de l’homme. Les voici donc sans objets ? Non pas : elles s’en créent de nouveaux, opinion publique, sondages, statistiques. Par ces artifices, les sciences humaines traquent le vivant insaisissable et prétendent le réduire à la mort mathématique. L’échec de ce détournement est patent : « En dépit de [l’] accumulation de connaissances positives dont se prévaut notre époque, jamais en effet l’homme n’a moins su ce qu’il était ».
Certes, ce n’est pas le savoir scientifique en soi que Henry met en cause, mais l’idéologie qui en fait le seul savoir possible. Rejoignant l’alchimie, la technique fait rendre gorge à la nature et lui extorque tout ce qu’elle recèle. Ce qui peut être fait sera fait, démission que, nous autres observateurs des armements modernes, connaissons bien. « Libre de tout lien, séparée de toute totalité cohérente et finalisée, la technique fonce en avant, droit devant elle, comme une fusée interplanétaire, sans savoir d’où elle vient, où elle va, ni pourquoi ; (…) elle est devenue une transcendance absolue, sans raison et sans lumière, sans visage et sans regard, une transcendance noire ».
Certes, dit encore l’auteur, la science est elle-même forme de vie. Mais elle renie aussitôt son origine. L’angoisse vitale, qui est le « sentiment de soi comme impossibilité principielle d’échapper à soi », l’homme ne la supporte plus. La science lui propose quelques échappatoires, faux-semblants bien ficelés. De la fuite en avant, la télévision domestique est le moyen le plus adéquat, réponse vide à l’ennui effroyable : « que faire ? Je ne sais pas quoi faire ! ».
L’université enfin est l’agent – au moins le révélateur – de la destruction de la culture. De ses deux fonctions, donner à comprendre et préparer à la vie professionnelle, elle ne retient que la seconde. Ne visant qu’à adapter l’étudiant au monde d’aujourd’hui, elle est creuset de barbarie.
Les lecteurs de notre revue s’étonneront pas longtemps que l’on rende compte ici d’un ouvrage fort éloigné, en apparence, de leurs préoccupations. Que défend-on ? Telle est la question indiscrète qui devrait fonder toute politique. Le livre de Michel Henry n’y apporte pas de réponse directe ; il renforce singulièrement la pertinence de la question.
On ne saurait défendre un lieu de barbarie. Aussi sommes-nous fort intéressés à vérifier la justesse du diagnostic sinistre porté par l’auteur. Si, comme il le laisse entendre, le mal n’est pas tout à fait irréversible, encore faut-il prendre la mesure du mal. Or la lucidité est, en ce domaine, fort rare et peu souhaitée. On peut prévoir, on voit déjà, les protestations que le livre va soulever et la rage qu’il va susciter chez les tenants de la barbarie, chez ceux qui en vivent, chez ceux qui refusent de la reconnaître de peur de découvrir, derrière leurs passe-temps, le vide vertigineux.
Sans doute, en un si petit ouvrage, Michel Henry ne répondra pas complètement à l’attente de ceux qui partagent son inquiétude. On regrettera qu’il parle peu de la conscience. La conscience de soi, que l’on tient pour le propre de l’homme, n’est-elle pas elle-même porteuse de mort à l’instar du savoir scientifique (1) ? De cette conscience tueuse l’auteur n’est-il pas complice lorsque, disant que la vie n’est que praxis, il n’en fait pas moins la théorie de cette praxis ? Ne pèche-t-il pas, à l’inverse, par excès de pessimisme en mésestimant les ruses de la vie et le pouvoir qu’elle a de se ménager un cocon de liberté au sein de la pire servitude ? Ne doit-on pas bénir la duperie, de ce qu’elle permet aux élus de ne pas être dupes ? C’est peut-être à ces élus que pense Michel Henry lorsqu’il évoque, dans les dernières phrases de ce beau libre, les « individus esseulés [qui], au hasard des rencontres, se reconnaissent marqués du même signe ».
Un mot, pour finir, du parler philosophique. Un professeur de khâgne disait à ses élèves : « Lorsque j’aborde un livre, je l’ouvre au hasard : si je comprends, je l’abandonne ». Vous n’abandonnerez pas celui-ci. Il vous enrichira.
(1) L’auteur fait cependant une allusion fort claire à l’antinomie de la conscience de soi et de la vie, écrivant à la page 26 : « Si le savoir inclus dans le mouvement de remuer les mains (…) avait un objet, en l’occurrence ces mains et leur déplacement potentiel, ce mouvement des mains ne se produirait pas ».