La bataille de Wagram
Gilles Lapouge fut, aux côtés de Bernard Pivot, l’initiateur du magazine littéraire qui poursuit sur Antenne 2 une brillante carrière. On connaît sa familiarité avec l’Amérique latine, dont témoignent ses ouvrages. On sait moins qu’il aime à porter sur les douceurs et les horreurs de la vie militaire l’œil du poète. Que ceux de nos camarades auxquels avait échappé son premier roman, paru en 1978 sous le titre Un soldat en déroute, se consolent : La bataille de Wagram s’offre à eux.
L’ouvrage ne prétend pas à la dignité pesante du roman historique. Les libertés évidentes qu’on y prend avec les événements nous dispensent de l’attention sourcilleuse qu’on doit à la lecture d’œuvres trop fidèles. Laissons-nous aller, absous et ravis, aux charmes des réminiscences vagues.
Le roman se construit pourtant autour d’une anecdote authentique, que rapporte dans ses Mémoires le général de Marbot. Le prince Albert de Saxe-Teischen, époux de Christine d’Autriche, devint propriétaire de deux régiments, l’un de hussards en Saxe, l’autre de cuirassiers, en Autriche. « Or, par une circonstance déplorable et fort extraordinaire, ces deux régiments se trouvèrent en présence sur le champ de bataille de Wagram où, stimulés par le devoir et le point d’honneur, ils se chargèrent mutuellement ». Remarquons au passage que notre époque peut fournir quelques exemples de cette circonstance que le baron Marbot juge extraordinaire : les aléas du commerce des armes exposent nos soldats à souffrir des engins que nous avons nous-mêmes placés aux mains de leurs ennemis. Mais revenons à notre auteur, qui corse un peu l’affaire : il donne l’un des régiments à la duchesse Clémence de Saxe-Salza et l’autre à son mari ; il fait du héros, officier par paresse plus que par goût, l’amant de la duchesse ; ballotté d’un régiment à l’autre par la froide volonté du mari jaloux, l’insouciant et malheureux Otto sera victime, à Deutsch-Wagram, de l’affrontement fratricide et des cuirassiers de sa belle Clémence.
L’argument n’est que prétexte. Vienne et le Wienerwald, beaux lieutenants et filles-cerises, irruption de Napoléon dans les délicatesses germaniques, basculement du petit monde européen ébranlé par les grandes idées crues de ces grossiers Français, voilà un cadre qui permet de s’ébattre à l’aise et de laisser courir un style d’une admirable légèreté, relevé de-ci de-là de quelques passages épiques.
Gilles Lapouge n’aime pas le militaire qui se prendrait au sérieux ni les batailles qui prétendraient accoucher de l’histoire. Il incline vers les malgré-eux, braves « types » égarés dans de méchantes aventures, gentils garçons entraînés par distraction dans de furieux combats sans rimes ni raisons. Cela n’empêche pas, bien au contraire, ces jeunes gens et l’auteur de prendre la guerre comme elle va et de goûter les contrastes juteux de la vie du soldat : jubilation d’un galop fou dans une prairie argentée de rosée matinale ; odeurs et frayeurs des chevauchées nocturnes ; charges sauvages parmi les fleurs d’avril ; reposante clarté des structures militaires, sociétés d’hommes loyales, évidentes, douces. Le lecteur aurait tort de se laisser trop prendre à la manière légère de l’auteur. Il philosophe fort justement sur l’époque guerrière où il nous a placés. Les conscrits crasseux de la France en armes se frottent scandaleusement aux armées de l’Europe, qui « craignent de salir leurs ravissants uniformes dans la boue des batailles ». Haïssable, fait-on dire au prince de Ligne, est la Révolution française, pour ce qu’elle a fait de la guerre, « pour ces abattoirs, pour ces tueries… ces tueries… mathématiques ».
Chantre de la nature, observateur attendri de la simplicité militaire, Gilles Lapouge est aussi un merveilleux portraitiste. Voici le professeur Heinrich Schwarzbrod, naturaliste imprévisible dont la bizarre démarche suggère « qu’il donnait ordre à ses souliers de le suivre, et ceux-ci renâclaient » ; le général comte de Weitzau, gâteux génial obsédé des Turcs (nous sommes à Vienne !) ; la duchesse Gertrudde de Mahlberg, vieille aveugle qui se fait raconter les couchers de soleil non tels qu’ils sont mais tels qu’ils conviendraient à son humeur ; l’ordonnance Mathias, paysan du Banat, qui « met en mouvement la journée en cirant les bottes de son cornette dans les ombres un peu sorcières de l’aube ».
Le livre allait se terminer affreusement : Clémence, éperdue, cherche le corps de son amant dans les charniers du champ de bataille. Mais l’horreur n’est pas totale. Le soldat Mathias, blessé, soutient d’une main ses entrailles. De l’autre, il berce son officier agonisant. « Mon lieutenant, bredouille-t-il, mon tout petit lieutenant ».