Le KGB en France
Voilà un livre qui fera date et qui mériterait d’être le best-seller de l’édition française en 1986. Trente-quatre ans, journaliste au Point, l’auteur fut le 10 janvier 1986 l’invité mystère de Bernard Pivot à « Apostrophes », puis d’Yves Mourousi sur TF1, et depuis il n’a pratiquement pas quitté le petit écran ce qui vaut mieux pour sa sécurité. Ce qu’il qualifie lui-même de journalisme d’investigation est en réalité une œuvre magistrale qui vient à point remplir une lacune qui restait à combler depuis la parution de l’ouvrage remarquable de Pierre de Villemarest sur le même thème en 1969.
Le dossier est accablant et l’on songe, après avoir refermé le livre, au titre que Bryan Crozier, l’un des meilleurs spécialistes des questions soviétiques vient de donner à sa dernière production : « This war called peace » (Cette guerre qu’on nomme paix) car c’est bien de cela qu’il s’agit, de la guerre que, depuis son existence, l’URSS mène contre le reste du monde non communiste, puisque « selon ses dirigeants il n’y aura de paix possible qu’une fois le socialisme victorieux », et l’ouvrage de Thierry Wolton a le grand mérite de nous permettre d’en mesurer toute l’ampleur si l’on veut bien songer qu’il ne traite que d’un seul pays, la France, 5e puissance du monde et cible privilégiée des services de renseignements soviétiques pour toutes sortes de raisons : de Tommasi, membre du comité directeur du PCF (Parti communiste français), recruté en 1920 par Stepanov (un Bulgare qui fut le 1er « président » de Moscou à Paris) à Sourisseau, la taupe du Croisic chargée de surveiller les mouvements des sous-marins nucléaires de la base de Brest et écroué le 25 janvier 1986.
Dans la lutte contre l’espionnage et la subversion, les sociétés ouvertes comme les nôtres se trouvent souvent désarmées et les gouvernements occidentaux, par prudence ou par souci de ne pas nuire au « devoir de coexistence », pratiquent volontiers la politique de l’autruche, le plus souvent par méconnaissance profonde des motivations qui animent les dirigeants de l’URSS, et parce qu’ils croient possible d’entretenir les mêmes relations avec Moscou qu’avec n’importe quelle autre capitale. L’auteur montre que cette attitude est la pire des politiques et que seules la vigilance et la fermeté sont payantes. C’est le seul langage que comprennent les hommes du Kremlin, comme le prouve la décision prise à la mi-avril 1983 par le président Mitterrand d’expulser 47 « diplomates » soviétiques en quelques heures, et qui fut « encaissée sans broncher » par Moscou qui montrait ce faisant qu’« ils » avaient bien reçu le message.
Tout a commencé un jour de juin 1981 lorsque le Président français, François Mitterrand, a pris connaissance du dossier « Farewell », nom de code d’un officier supérieur du KGB (Comité pour la Sécurité de l’État soviétique) qui de son plein gré et proprio motu a transmis à la DST (Service français de contre-espionnage), du printemps 1981 à l’automne 1982, quelque 4 000 documents livrant la liste complète, détaillée de toutes les organisations engagées par l’URSS sur le front scientifique et technologique pour se procurer tout ce que son économie est incapable de produire, dans le but de pallier la faillite du système communiste, ainsi que la liste de tous les officiers du KGB dans le monde membres de la ligne X chargée pour le compte de la direction T de l’espionnage scientifique et technique. Le plan de renseignements annuel est établi par le « centre » avec une rigoureuse précision et envoyé à chaque ambassade. Toute l’industrie française de pointe est citée : Matra, Dassault, Nord Aviation, la Sereb (Société d’étude et de réalisation d’engins balistiques), Saclay (CEA), la Snecma (Société nationale d’étude et de construction de moteurs d’aviation), l’Aérospatiale, le Cerchar (Centre d’études et recherches des Charbonnages), Thomson, etc. L’organigramme établi par la Voiénnaya Promychliénnaya Kommissia, la VPK ou commission à l’industrie de guerre, recense les besoins de l’industrie militaire et ses exigences sont proprement boulimiques : elles portent aussi bien sur la gazéification du charbon que sur un analyseur de poussières atomiques, les caractéristiques de l’avion supersonique Tornado, les plans du missile antichar Hot (Otan), tous les détails sur le missile air-sol Cormoran. Les services de renseignements de l’Est font preuve d’une activité foisonnante et la VPK, dans son bilan, estime que les informations recueillies ont permis d’économiser des centaines de millions, voire des milliards, de roubles, et dans des domaines comme celui des ordinateurs de la 5e génération, où l’URSS avait pris 15 ans de retard, de le réduire à 3. Depuis 1978, elle s’est procurée à l’Ouest 30 000 appareils perfectionnés, des tonnes de silicones pour la fabrication des circuits intégrés, etc. Il n’est pas exagéré d’affirmer que toutes les armes soviétiques sont, à des degrés divers, construites avec de la technologie « importée » : le Tupolev 144 est la réplique exacte du Concorde, les AWACS soviétiques (avion-radar) sont la copie des AWACS américains, et le bombardier Tu-160 Blackjack le jumeau du B-1B de l’Armée de l’air américaine. Bref, en 1980, le KGB a rempli 42 % des demandes et le GRU (Direction générale du renseignement soviétique) 30 %. Le fourmillement sur toutes les routes de France, de Suisse et de Navarre, de ces curieux camions équipés d’appareils sophistiqués, et plus souvent qu’on ne croit conduits par des officiers en civil (conducteurs de blindés chargés de se familiariser avec les itinéraires, de mesurer la largeur des routes et de calculer la résistance des ponts), cadre assez mal avec les intentions pacifiques sans cesse claironnées par le « Pays du grand mensonge » (A. Ciliga).