Allocution du président de la République à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 1er juin 1976.
Allocution du président de la République à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN)
Monsieur le Premier Ministre,
Messieurs les Ministres,
Monsieur le chef d’État-Major des Armées,
Messieurs les chefs d’État-Major,
Monsieur le Délégué ministériel à l’Armement,
Messieurs les Officiers généraux,
Mesdames, Messieurs,
Je viens à mon tour après mes prédécesseurs vous rendre visite pour la journée terminale de votre session de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale, session qui a été ouverte par Monsieur le Premier ministre suivant également une longue tradition. Mes premières paroles seront pour vous dire que, s’il ne suffit pas d’être élu Président de la République pour avoir une compétence en matière de défense, par contre, il est nécessaire lorsqu’on est élu Président de la République d’acquérir cette compétence.
En effet, un certain nombre de réflexions que vous avez conduites ont fait apparaître la responsabilité ultime du Président de la République pour tout ce qui concerne la Défense.
Naturellement on peut s’interroger sur le mérite relatif de l’action éventuelle d’un Président de la République ou d’un chef d’État-Major des Armées au moment où il conviendrait de conduire une bataille. D’ailleurs l’histoire militaire est remplie de cette très ancienne querelle sur le point de savoir qui gagne les batailles. Mais son verdict est, au contraire, beaucoup plus clair en ce qui concerne la question de savoir qui perd les batailles : ce sont les chefs d’État-Major des Armées.
C’est pourquoi je me suis préoccupé évidemment d’acquérir la connaissance élémentaire de la nature des décisions matérielles que doit prendre un Président de la République, connaissance qui s’acquiert d’ailleurs en quelques heures, grâce à une parfaite organisation.
Mais je me suis préoccupé bien davantage de la réflexion, de la conception de notre système de défense et c’est sur cette réflexion et sur cette conception que je voudrais vous présenter quelques observations.
Je vous dirai tout de suite que ces observations sont les miennes. Naturellement j’ai un excellent chef d’État-Major particulier qui a réuni un certain nombre de documents provenant sans doute, Monsieur le général Méry, de vos propres services ou peut-être des vôtres, Monsieur le Ministre de la Défense, et ainsi j’aurais pu me livrer à l’exercice classique de la fermeture de la boucle en vous restituant en quelque sorte votre propre savoir ou votre propre pensée.
Mais j’ai pensé qu’il était plus intéressant, plus utile pour vous, de savoir quelle était la mesure de ma réflexion particulière concernant les problèmes de notre défense, réflexion qui naturellement s’alimente et s’incarne dans tous les travaux qui sont conduits par l’organisation de défense elle-même. Ces travaux ont abouti, vous le savez, il y a quelques jours, à un débat fort important devant l’Assemblée Nationale à propos d’une loi de programmation militaire qui couronnait un an et demi de travail accompli au sein du ministère de la Défense et des états-majors, et qui définit pour les cinq ans à venir — mais en réalité au-delà par les perspectives qu’elle trace — l’organisation de notre défense.
J’ai été frappé, comme vous-mêmes, de constater que cette loi avait été très largement approuvée par le Parlement, puisque c’est une des majorités les plus fortes jamais enregistrée — 303 voix — c’est-à-dire, je dirais au préjugé politique près, la totalité des voix sur lesquelles on pouvait compter pour soutenir une semblable décision.
Je n’ai pas l’intention de reprendre ce débat, ni même de répondre aux arguments qui ont été échangés ; c’était le rôle et la mission du ministre de la Défense.
Nous sommes maintenant dans une période où la décision essentielle a été prise à la fois sur le plan de la branche exécutive, c’est-à-dire du Président de la République et du Gouvernement qui ont arrêté un dispositif, et de la branche législative qui a massivement approuvé celui-ci.
Comment aperçois-je le problème de notre défense ? Je ne crois pas d’abord qu’on puisse réfléchir au problème de la défense sans se souvenir que la défense est nécessairement liée à un concept historique. Il y a en effet, dans l’histoire, des peuples qui ont assuré leur défense et des peuples qui ne l’ont pas fait. Il y a des peuples qui ont toujours eu l’idée d’organiser leur sécurité et parfois d’ailleurs d’imposer leurs vues à leurs voisins ; et il y a d’autres peuples qui n’ont pas dans leur caractère, dans leur nature, une telle attitude.
Lorsqu’on parle de défense, il faut donc toujours avoir dans l’esprit et de préférence d’ailleurs se nourrir l’esprit d’un certain nombre de concepts historiques. Premier concept : la France est une puissance autonome et, chose singulière, elle l’a toujours été. Je dirais qu’elle est une des rares nations dont on puisse dire que pratiquement, depuis le début de son histoire, elle a été une puissance autonome. Elle a été également l’une des premières à se doter d’institutions fortement centralisées, d’allure et d’expression nationales.
Au travers de circonstances historiques extraordinairement variables et contrastées, marquées par une très longue monarchie absolue, par des structures révolutionnaires, par un empire, elle a toujours conservé cette idée particulière qu’elle devait être une puissance autonome. Et d’ailleurs elle l’a gardée même lorsque sa force aurait pu lui en suggérer d’autres : lorsque par exemple l’Europe pouvait devenir française, ce qui aurait pu se produire dans deux circonstances, d’une part dans les années 1740 au moment de la crise anglaise, d’autre part dans les années des grandes victoires de l’Empire. La France concevait bien alors que l’Europe puisse être d’influence française, mais elle n’avait pas vraiment l’idée de renoncer à sa propre autonomie pour se dissoudre dans une organisation continentale dont les Français auraient été politiquement et culturellement l’élément dominant.
La défense est liée à ce fait que la France est une puissance autonome, possédant son caractère et ceci marque fortement son histoire.
Deuxième concept : la France est une puissance militaire. Là aussi je ne parle pas uniquement des événements contemporains. Je crois qu’il faut regarder l’histoire :
Je ne dis pas une puissance batailleuse, bien qu’il se trouve que son peuple soit de tempérament batailleur. La France a toujours été une puissance militaire qui a organisé sa structure de défense à partir d’un appareil qui a constamment absorbé une part importante de ses ressources, de ses énergies et de ses capacités.
Ce qui fait que traiter le problème de la Défense, à l’heure actuelle, ce n’est pas traiter une équation circonstancielle, c’est tenir compte de ces deux concepts historiques : la France, puissance autonome, la France, puissance militaire.
Mais la conception de la politique de défense est aussi liée à une perception exacte des réalités mondiales contemporaines… Cet exercice est relativement difficile parce qu’il ne doit pas être inspiré par l’esprit de système. Certes, nous avons témoigné de celui-ci en présentant une programmation de défense qui, partant de l’analyse des besoins de sécurité et du recensement de l’état actuel des moyens, établit la projection future de leur organisation et de leur développement. Mais le danger d’une approche trop systématique est de s’enfermer dans des analyses ou dans des hypothèses restreintes concernant les réalités mondiales. C’est une erreur que la France a souvent commise dans le passé : elle a articulé étroitement son système de défense en fonction d’une hypothèse sur la nature du danger ou la nature de la menace qui s’exercerait à son endroit.
Ce qu’il faut, c’est à la fois avoir une perception exacte des réalités mondiales et en même temps considérer que cette perception n’épuise pas le sujet et ainsi être amené à compléter ou à ouvrir plus largement le cadre de nos réflexions et de nos hypothèses.
Ces réalités mondiales en ce qui concerne notre défense, c’est d’abord la place de la France dans le monde, et là il ne faut pas qu’il y ait d’ambiguïté dans le vocabulaire.
Il y a des superpuissances : en réalité, il y en a deux qui sont les États-Unis d’Amérique et l’Union Soviétique, et ceci dans l’ordre de leur puissance. Il n’est que de les connaître, ce que beaucoup d’entre vous ont fait ou feront, pour savoir qu’en effet la dimension et la nature de ces superpuissances sont distinctes des nôtres.
Il y a ensuite la Chine qui est un cas particulier. La Chine accédera peut-être à la position de superpuissance, mais c’est une affaire qui prendra un très grand nombre d’années, notamment en ce qui concerne la manipulation des moyens industriels modernes.
Il y a ensuite un groupe à peu près homogène du point de vue de la population, quoiqu’avec des écarts, qui comprend des pays d’un ordre de grandeur comparable tels que le Japon, l’Allemagne Fédérale, la Grande-Bretagne, la France.
Notre ambition en matière économique comme en matière de défense doit être que la France soit à la tête de ce groupe.
C’est souvent une ambition mal comprise parce que des esprits ou médiocres, il en existe, ou pervers, il en existe aussi, disent : « Mais, comment, c’est un renoncement à une grande ambition nationale ». Aucune grande ambition nationale ne pourrait transformer la dimension de notre territoire et le nombre de notre population, de telle sorte que nous puissions rivaliser avec l’Union Soviétique ou les États-Unis.
Par contre, l’ambition que je vous indique est une ambition parce que nous n’en sommes pas encore là. Nous n’en sommes là ni du point de vue de la puissance économique (nous sommes encore distancés à l’heure actuelle par l’Allemagne Fédérale), ni même, mais je reviendrai sur ce point, sur le plan de la défense, encore que la nature de notre effort nucléaire nous place à cet égard dans une position très particulière.
L’objectif du point de vue de la défense, c’est que la France soit en tête du groupe des puissances qui suivent les superpuissances.
Ceci d’abord dans le domaine nucléaire : la France est et doit rester la troisième puissance nucléaire du monde. La nature des traités signés après le dernier conflit mondial fait en effet que la Grande-Bretagne ne construisant pas elle-même l’ensemble de ses engins dans ce domaine, notre pays est le seul du groupe qui conduise un effort nucléaire autonome.
Il faut également regarder ce qu’est le monde du point de vue de la défense. D’abord, c’est un monde surarmé. Le niveau atteint à cet égard par l’Union Soviétique et par les États-Unis d’Amérique est un niveau historiquement sans précédent, quelle que soit l’unité de mesure que l’on prenne, et c’est un niveau qui, à l’heure actuelle, non seulement ne baisse pas, mais qui au contraire continue de s’accroître. Si vous lisez les textes de la campagne présidentielle américaine, vous verrez que tous les candidats qui ont une chance d’être élus indiquent qu’il ne s’agit pas de relâcher l’effort de défense mais au contraire de l’accroître. Ce qui vous a été dit certainement de la politique soviétique est comparable ; il suffit d’évoquer l’extraordinaire pourcentage du P.N.B. que l’Union Soviétique consacre à sa défense. Mais ce monde est surarmé dans une optique très particulière qui est l’optique du conflit Est-Ouest.
Naturellement, on en parle avec plus ou moins de netteté, puisque l’usage n’est pas de désigner son adversaire dans un conflit.
Aussi, dans le document présenté à l’Assemblée Nationale, il n’est pas clairement spécifié quel pourrait être l’adversaire principal de la France dans un conflit. Néanmoins, l’importance du débat sur notre armement nucléaire montre bien qu’en réalité la conception des grands armements mondiaux à l’heure actuelle se situe dans une optique de conflit Est-Ouest, et ce qu’on appelle détente est en réalité la détente Est-Ouest.
Mais on doit se poser la question de savoir si l’équilibre que le monde recherche, à l’heure actuelle, par des moyens divers, de la diplomatie aux violences régionales ou nationales, ce n’est pas aussi un équilibre Nord-Sud.
Je ne dis pas que ce soit sur le même terrain : la tension Est-Ouest est une tension de grandes puissances industrielles dotées de très forts armements qui conduit donc à envisager l’hypothèse d’un conflit de type relativement classique. Certes, les armements peuvent ne pas être classiques, mais le conflit est de type militaire. Alors, qu’il est tout à fait clair que l’équilibre Nord-Sud que cherche le monde, ce n’est pas un équilibre recherché au travers d’un dispositif militaire car la puissance du Nord par rapport au Sud du point de vue militaire est écrasante.
Néanmoins, si vous prenez les derniers remous qui agitent le monde, c’est-à-dire l’affaire de l’Angola, l’évolution de la situation au Proche-Orient, la tension à propos du Canal de Panama, vous vous apercevrez que ce sont des tensions Nord-Sud. Et chaque fois que l’on cherche à les régler dans l’optique Est-Ouest, on échoue dans leur règlement.
Donc, notre monde est un monde surarmé dans l’hypothèse d’un conflit Est-Ouest et à la recherche d’un équilibre Nord-Sud. D’autre part, c’est un monde très instable régionalement, pour une série de raisons, dans le détail desquelles je n’entrerai pas, dont certaines sont idéologiques, d’autres liées au problème du développement et qui toutes font qu’un peu partout on assiste à une déstabilisation régionale de la sécurité.
Voici pour moi le cadre général dans lequel se situe le problème de notre défense. La conception de celle-ci repose, à mon sens, sur trois éléments.
— D’abord, la nécessité d’une réflexion. Pour un pays qui ne peut pas disposer de n’importe quelles ressources humaines et matérielles, préciser ce que l’on veut faire est un élément fondamental. C’est pourquoi, j’ai invité les États-Majors depuis dix-huit mois à un effort de réflexion qui a fait progresser la connaissance du sujet. Cet effort est exprimé dans le texte présenté au Parlement.
— Deuxièmement, il faut des moyens, et la décision la plus importante qui a été prise, je dirai en réalité la seule décision importante en ce qui concerne la collectivité nationale, a été d’accroître les moyens.
Naturellement, les responsables de la défense attachent plus d’importance à des décisions particulières, c’est-à-dire à l’affectation des moyens ainsi dégagés. Mais si vous prenez la collectivité nationale, le point le plus important est de savoir si cette collectivité décide ou non d’accroître les moyens de sa défense. Je vous renvoie dix ans en arrière pour vous demander d’imaginer s’il eût alors été possible, en France, dans le corps politique et social français tel qu’il était, de proposer comme la première des priorités nécessaires, l’accroissement de notre effort financier de défense ?
Or, à l’heure actuelle, la collectivité nationale n’a pas du tout réagi négativement au fait que, par exemple, dans la préparation du budget de 1977, activement poursuivie actuellement par le Premier ministre, le seul budget qui connaîtra une augmentation sensible, quoique certes modérée, sera le budget de la défense. Donc, la décision essentielle aujourd’hui, c’est d’accroître les moyens.
— Le troisième élément d’une politique de défense, c’est un effort méthodique d’organisation, et je dirai que c’est souvent par là que notre appareil militaire a péché.
On croit souvent à tort que dans notre histoire militaire, les succès ou les échecs sont uniquement imputables à l’ampleur des moyens ou à la clarté de la réflexion. Si on observe bien les faits, on s’aperçoit qu’ils ont en fait tenu pour l’essentiel à l’existence ou à la non-existence d’un effort méthodique d’organisation. Les grandes périodes de l’histoire militaire navale et terrestre, plus récemment aérienne, ont été des périodes où un homme ou un groupe d’hommes ont conduit avec ténacité et sobriété un effort systématique d’organisation. Si on regarde par exemple les grandes victoires de l’Empire, on s’aperçoit qu’elles sont dues certes au génie des chefs mais plus encore à l’effort d’organisation commencé auparavant, à l’intérieur des écoles militaires, de tous rangs, de toutes conditions, pour préparer un outil très efficace.
De même, l’extraordinaire bataille du mois d’août 1914 a été conduite, puis gagnée à partir d’un effort méthodique d’organisation militaire poursuivi obscurément au cours des vingt-cinq ou trente années précédentes, et je le répète, puisque nous avons ici tous les grands chefs des Armées, ce troisième élément, c’est l’effort méthodique d’organisation, fondamental en matière de défense.
Il repose naturellement sur le choix minutieux des chefs, et c’est pourquoi une des responsabilités qui sont les miennes, c’est, sur la proposition du ministre de la Défense, le choix minutieux des chefs militaires en fonction de leurs capacités à conduire un effort méthodique d’organisation.
Quelles sont alors les idées générales que je retiens en ce qui me concerne pour ce qui est de cet effort d’organisation ? La première idée a été exposée ici même, avec éloquence, il doit y avoir quinze ans, par le général de Gaulle alors Président de la République, et cette idée, c’est que la France doit s’efforcer de posséder toujours les armes les plus avancées.
Elle les a toujours possédées dans le passé, à une ou deux éclipses près, et je crois qu’il est essentiel qu’elle continue de s’efforcer de les posséder. Je dis « s’efforcer » car on peut imaginer une situation technique ou scientifique ou une telle possibilité nous échappe. Mais aujourd’hui, grâce à l’extraordinaire capacité de notre corps d’ingénieurs, nous avons eu, et nous avons encore, le moyen de posséder l’arme la plus avancée, c’est-à-dire à l’heure actuelle l’arme nucléaire.
Nous devons la posséder, d’abord parce que c’est une nécessité profonde de la défense que de posséder l’arme la plus avancée, aussi parce que sa nature, nouvelle dans l’histoire militaire, est de creuser un écart pratiquement sans précédent dans le passé entre les espérances de gain de l’agresseur et le risque des pertes que son agression lui fera subir. Cet écart fonde la dissuasion. Les décisions qui ont été prises permettent à la France de disposer d’armes nucléaires et d’armes nucléaires utilisables.
Car la puissance nucléaire, ce n’est pas seulement de fabriquer lourdement et lentement une arme nucléaire, c’est surtout d’être capable de l’utiliser, ce qui suppose des vecteurs et toute l’infrastructure que vous connaissez.
Donc la France a pu devenir une puissance nucléaire ; elle doit poursuivre son effort technologique, scientifique et industriel pour conserver la maîtrise de cette arme au niveau de ce qu’elle deviendra dans les années à venir, et pour rester très clairement la troisième puissance militaire nucléaire du monde.
Deuxième idée, relativement nouvelle, peut-être pas encore admise par tous, mais que je considère comme fondamentale et qui est, en tout cas, de ma responsabilité, c’est que l’impasse n’est pas possible, s’agissant de la défense.
Ce que j’appelle l’impasse, c’est le fait de faire reposer notre défense sur un dispositif couvrant un certain nombre d’hypothèses mais ne couvrant pas les autres.
Je sais qu’il y a sur ce point une très grande discussion, et qu’il y a des partisans de l’impasse. Ces partisans de l’impasse ne sont d’ailleurs pas très logiques lorsqu’ils tirent les conséquences de leurs conceptions. Par exemple, ils ne vont jamais jusqu’à dire que celles-ci devraient entraîner logiquement la disparition d’une partie de la marine de surface, ou la révision complète de notre dispositif aérien ou naturellement une tout autre armée de terre.
Néanmoins cette conception existe, ce n’est pas la mienne, ce n’est pas celle du Gouvernement et ce n’est pas celle qui a été approuvée par le Parlement.
Mais il ne faut pas confondre le fait que nous ne pouvons pas fonder notre défense sur une impasse, avec l’absence de choix. Il faut, au contraire, faire un certain nombre de choix, et ces choix ont été faits, mais ils ne sont pas constitutifs d’impasses.
Pourquoi ne peut-on pas fonder notre défense sur une impasse ? Parce que, je l’ai dit tout à l’heure, il n’y a pas un conflit, le conflit Est-Ouest, et un seul niveau connu de conflit. Ce n’est pas exact, en tout cas cela ne peut pas être tenu pour suffisamment certain pour que la défense de la France ne soit liée qu’à cette hypothèse.
Je ne rentre pas dans le détail, j’ai dit tout à l’heure il n’y a pas qu’une tension dans le monde. Il peut y avoir en outre des niveaux de conflit différents. On ne peut pas ne pas être frappé par le fait que tous les conflits qui se sont produits depuis la dernière guerre, conflits fort nombreux et mettant en cause presque toujours directement ou indirectement une puissance nucléaire, n’ont jamais comporté jusqu’ici non seulement l’usage du dispositif nucléaire, mais même l’éventualité de son usage.
Nous observons en outre qu’il y a une déstabilisation générale de la sécurité dans le monde, déstabilisation qui se produit également à l’intérieur, et que connaît bien le ministre d’État. Cette déstabilisation se manifeste sur le plan régional et sur le plan mondial. Aussi la conception strictement logique de l’hypothèse unique, c’est-à-dire de la dissuasion déterminant la globalité des comportements, n’est pas adaptée à la situation d’une société et d’un univers déstabilisés qui peut parfaitement réagir de façon désordonnée ou anarchique.
Nous avons donc besoin, à côté des moyens suprêmes de notre sécurité, d’une sorte de présence de sécurité, c’est-à-dire d’avoir un corps social organisé en fonction de ce besoin, de cette nécessité de sécurité.
D’où un certain nombre de choix dont j’énonce seulement les principaux.
Pour ce qui est de l’Armée de Terre, lui rendre une certaine mobilité et fonder son organisation sur de grandes unités disponibles pour le combat.
Pour ce qui est de la Marine, reconstituer un potentiel militaire naval, de surface, déployé, notamment en Méditerranée, tout en complétant le programme de construction des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.
Pour ce qui est de l’Aviation, il y avait un choix très difficile, celui du type d’appareil pour les années 1985-1990. Ce qui a emporté finalement le choix de l’appareil baptisé Mirage 2000, ce sont deux considérations : rester à la pointe de la technologie la plus avancée dans le domaine où nous avons semble-t-il la meilleure position, c’est-à-dire les monoréacteurs d’interception, et avoir une Armée de l’Air comprenant des appareils suffisamment nombreux, c’est-à-dire que nous puissions produire des séries suffisamment longues.
Donc, il y a bien eu des choix, mais ces choix ne sont pas constitutifs d’une impasse. Nous n’avons exclu aucune situation d’insécurité pour la France à laquelle il ne nous serait pas possible de répondre.
Ma troisième idée, qui est également controversée, c’est que, contrairement à ce qui a été dit ou écrit, la variété des moyens renforce l’usage éventuel de la dissuasion.
Un certain nombre de stratèges, de penseurs estiment qu’au contraire, si on se crispe sur un seul moyen, si on ne fait apparaître dans la défense qu’une seule structure, on verra uniquement ce moyen et l’on croira davantage — le facteur de crédibilité étant essentiel — à la possibilité, à la volonté de recourir à cet unique moyen qui serait en même temps l’ultime moyen.
Mon sentiment est inverse.
Je crois que le « tout ou rien » en matière de défense risque de ne pas être crédible. Les situations dans lesquelles la France pourrait se trouver peuvent être des situations complexes — ce qui peut être des troubles très profonds dans les pays voisins, ce peut être des situations d’incertitude sur le comportement de tel ou tel pays face à une modification de la situation politique dans tel ou tel État. Si dans ces situations, la France ne peut parler ou agir qu’en fonction du « tout ou rien », son attitude manquera de crédibilité. J’en donnerai deux preuves.
1 — La première preuve est l’attachement de tous nos experts à l’armement nucléaire tactique.
Même les partisans de la dissuasion pure estiment que la France ne peut s’en dispenser. Or cet armement, que les armes soient lancées par des engins ou des avions, est certes nucléaire, et à ce titre placé sous le contrôle du Président de la République, mais ce n’est pas seulement un instrument de dissuasion, c’est aussi un instrument de bataille. Son utilisation est une possibilité dans la gamme des possibilités de la dissuasion. Elle est contraire au « tout ou rien ».
2 — La deuxième preuve est l’importance que le monde entier attache au maintien de la présence de forces classiques américaines en Europe. Voilà des unités éloignées de leur pays d’origine et, néanmoins, l’on considère que la présence de ces troupes américaines en Europe est un facteur essentiel de maintien de l’équilibre militaire Est-Ouest et que c’est un facteur de dissuasion vis-à-vis de la possibilité d’un conflit.
Eh bien ! le même raisonnement qui est fait sur la présence de forces classiques américaines en Europe doit être fait sur les moyens de bataille de la France. Et ceci à deux niveaux.
D’abord, il faut qu’avant l’apparition de la menace suprême, des mises en cause apparentes de la sécurité nationale soient ressenties comme telles et fassent monter la perception de la nécessité du recours aux moyens ultimes de la défense.
Ensuite, est-ce qu’un Président de la République, ou un Gouvernement, qui ne confierait les moyens de défense qu’à une partie restreinte et très professionnalisée de la population, apparaîtrait comme ayant une crédibilité internationale pour ce qui est de sa volonté de faire appel aux armements nucléaires stratégiques ? Faire appel à ces armements pour un pays comme la France, c’est prendre le risque de très lourdes destructions. Est-ce que des responsables politiques qui n’apparaîtraient pas désireux ou capables de demander à leur population un système de sacrifice cohérent en matière de défense pourraient être considérés comme ayant la volonté authentique de prendre le risque de ces destructions ? Ou bien ne se dirait-on pas plutôt que les raisonnements qui les ont conduits à ne pas engager un effort de défense complet seraient encore plus persuasifs dans l’hypothèse où ils auraient à invoquer l’expression suprême de la notion de défense ?
Mon opinion est que la variété des moyens renforce la crédibilité de la dissuasion.
Ma quatrième idée est de tout autre nature : une organisation de défense doit être conçue pour livrer bataille, en ce qui concerne essentiellement l’Armée de Terre mais en ce qui concerne également les autres Armées.
Dans l’organisation précédente, notre système de défense s’articulait en éléments plus complexes, des éléments de bataille, essentiellement la Première Armée, et puis des éléments ayant d’autres fonctions qui étaient des fonctions de réserve ou de protection d’installations fixes à l’intérieur de notre territoire.
J’ai pensé — et ce sentiment a été partagé par le chef d’État-Major de l’Armée de Terre — qu’au contraire l’ensemble de notre organisation de défense devait être conçu pour pouvoir livrer bataille, et c’est pourquoi nous avons inséré dans le vocabulaire de la programmation ce terme de « bataille », ce qui entraîne un certain nombre de conséquences pratiques que vous connaissez.
C’est d’abord le fait que toutes les unités de l’Armée de Terre devront être organisées en temps de paix en unités de manœuvre, donc aptes à livrer bataille. C’est l’endivisionnement de l’ensemble des régiments d’infanterie et autres sur le territoire métropolitain. C’est d’autre part une conception de ces divisions suivant un type qui soit apte à participer activement à la bataille.
On aperçoit l’intérêt militaire d’une telle conception, mais je voudrais vous dire également quel est son intérêt pour ce qui est de notre défense, si l’on fait le saut mental d’imaginer que la France se trouve effectivement dans un conflit. Certains raisonnent comme si le conflit se déroulant en dehors de l’espace national, celui-ci pouvait rester entièrement étranger à la bataille. Il y aurait ainsi, en quelque sorte, deux espaces : l’espace du conflit entre la Tchécoslovaquie et le Rhin, et l’espace français, entièrement paisible et où la seule préoccupation serait de soutenir l’effort lointain des combattants. Cette conception n’est pas réaliste.
En effet, dans l’hypothèse d’un conflit, en raison de la rapidité des moyens de transport et de communication, notamment aériens, il n’y aura qu’un seul espace, et l’espace français sera, dès le départ, dans l’espace de la bataille qui sera générale. Cela ne veut pas dire que la France serait parcourue par des unités combattantes adverses, puisqu’au contraire le dispositif de la dissuasion est là pour l’empêcher, mais cela veut dire qu’elle serait dans la situation où se trouvaient, pendant la guerre de 1914-1918, les zones immédiatement à l’arrière des unités combattantes. Ce qui fait que tous les modes de vie et tous les comportements seraient en réalité des modes de vie et des comportements de bataille.
C’est la raison pour laquelle, puisqu’il n’y aura qu’un seul espace, il faut qu’il n’y ait qu’un seul ensemble militaire sur cet espace.
Ma cinquième et dernière réflexion portera sur la question de l’armée de métier ou de la conscription, puisque ce problème revient périodiquement à l’ordre du jour.
Je ne reprendrai que brièvement les arguments techniques et financiers : j’insisterai sur les arguments de politique générale.
On connaît les arguments financiers : une armée de métier, au niveau des effectifs dont nous avons besoin, serait une armée très onéreuse. Mais quoique professionnellement de formation financière, je ne retiens pas cet argument comme décisif, car s’il apparaissait que cette solution était la meilleure, quoique très chère, nous devrions nous efforcer sur dix ans ou sur quinze ans, de dégager les ressources permettant de la mettre en œuvre. Je considère pour ma part que la réponse se situe au niveau de la conception politique de la sécurité d’une société comme la nôtre. Et dans cette société, je ne crois pas que nous puissions considérer la Défense comme une fonction particulière, et je dirai « professionnelle » au sein du corps social, comme la Justice, ou comme la Santé. Je considère, pour ma part, que la sécurité nécessite un engagement populaire.
Et d’ailleurs, dans presque toutes les périodes où la France a assuré sa sécurité, ou reconquis son indépendance, elle l’a fait à partir d’un engagement populaire.
Alors, à partir du moment où l’on considère que ce n’est pas une fonction distincte, c’est-à-dire que l’on ne peut pas avoir une spécialité de Défense assurée par un très faible pourcentage du corps social, mais que cela doit être un engagement populaire, la population doit y participer.
Notre attitude sur la conscription, c’est cela et ce n’est que cela. Les modalités techniques de cette participation peuvent naturellement être étudiées et être améliorées dans le temps. Mais cela veut dire que chaque Français sera concerné dans sa vie, et dans ses occupations, par la contribution qu’il doit apporter à notre effort de défense.
D’ailleurs, dans l’organisation de nos armées, la conception suivant laquelle toutes les fonctions devraient être confiées à des militaires de carrière, n’est pas techniquement exacte. Certes, dans l’Aviation, la Marine et l’Armée de Terre, il y a des fonctions qui ne peuvent être assumées que par un personnel très spécialisé, donc longuement formé et conservé. Mais il y a beaucoup de fonctions qu’il ne serait pas raisonnable, techniquement, de faire assurer par un tel personnel.
Pour assurer un certain nombre de fonctions de conduite courante, de manipulations de matériels légers, ce serait pour la collectivité nationale une erreur que d’employer, de façon permanente, un personnel longuement formé et conservé. J’ai appartenu moi-même à une unité dans laquelle nous étions un super-contingent puisqu’on nous mettait sur les chars quelques semaines après notre incorporation, et nous nous apercevions très bien qu’il y avait des tâches que nous pouvions accomplir après quelques semaines d’instruction et qu’il aurait été absurde de confier à des hommes auxquels on aurait imposé des années de formation et d’entraînement.
Voici ce que je voulais vous dire concernant mes réflexions sur la programmation de notre défense.
Je me suis placé, vous l’avez vu, au point de vue qui est le mien, celui de ma fonction, c’est-à-dire une fonction qui comporte une vue synthétique, à la fois dans le temps et quant aux moyens de ce que doit être pour la France une politique de défense.
Et je dirai pour conclure, ceci : le programme tracé a été soigneusement mis au point. Il a été, grâce à votre activité, Monsieur le ministre de la Défense, largement approuvé par le Parlement. C’est un programme qui, naturellement, comporte une certaine flexibilité dans l’adaptation ; une flexibilité voulue, ce qui ne veut pas dire que l’incertitude porte sur ses chances de réalisation. Cela veut simplement dire qu’il est flexible dans la manière dont, à l’intérieur des ressources qui lui seront effectivement attribuées, il progressera en fonction des données de la technique et de l’organisation.
Le programme étant tracé, les moyens étant réunis, on en vient au troisième aspect de la défense dont on ne parle pas assez, qui est celui de la capacité de mettre en œuvre. Je dirai que maintenant l’affaire de notre défense, c’est avant tout une affaire de capacité. Et c’est à cet effort de capacité de notre commandement et des cadres de notre armée, que je voudrais maintenant faire appel.
La bataille de Fontenoy s’est déroulée — il doit y avoir parmi vous un professeur d’histoire militaire — le 11 mai 1745 ; c’est une bataille qui avait été soigneusement préparée. On avait choisi le terrain à l’avance. Le chef était Maurice de Saxe, le meilleur général de l’époque, encore qu’il ait eu, me semble-t-il, certaines défaillances au cours de la bataille. C’est le Maréchal de Saxe qui avait fait les plans. Ces plans avaient été discutés à Versailles à de nombreuses reprises. Le matin, quand la bataille allait s’engager sur le terrain choisi, le Maréchal Maurice de Saxe était présent. Louis XV était à ses côtés. Tout à coup, on a entendu derrière eux un murmure. C’étaient les officiers de l’État-Major qui disaient :
« C’est absurde, il ne faut pas attaquer comme on l’a prévu en direction du village. Il faut attaquer de l’autre côté !… De toute façon, pourquoi maintenant ? Dans deux heures, ce serait mieux… ».
Et le roi s’est retourné vers ses officiers et leur a dit :
« Messieurs, je vous invite à vous taire. Le plan de la bataille a été tracé, le commandant est désigné. C’est à lui de conduire l’action ».
Ce que je voulais dire c’est que maintenant le programme est tracé, tous les moyens sont réunis, il ne faut pas dépenser notre énergie à gloser sur ces moyens ; il faut faire apparaître la capacité de notre organisation militaire à le mettre en œuvre.
Et je souhaite que par votre action, la France acquière confiance et sécurité dans sa Défense. ♦