La stratégie mondiale
L’auteur de ce livre remarquablement présenté occupe la chaire d’études militaires au King’s Collège de Londres. Spécialiste réputé, il est l’auteur de nombreux ouvrages dont le dernier, « The Evolution of Nuclear Strategy » (Éditions Palgrave Macmillan) publié en 1981, devrait être soigneusement lu et médité par tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin aux problèmes que posent au monde actuel les armes nucléaires.
Dans la préface à l’édition française, Thierry de Montbrial remarque que cette présentation de la stratégie mondiale fournit en moins de deux cents pages le minimum de connaissances organisées que requiert l’intelligence d’une matière aussi complexe. Après les multiples œuvres d’imagination sur la troisième guerre mondiale, on est d’abord séduit par l’idée fondamentale qui domine ce travail : les grandes puissances sont extrêmement réticentes à se laisser entraîner dans un conflit généralisé, elles veillent à garder le contrôle de la situation : même pour les puissances de second rang, l’usage de la force est désormais délicat. « En fait la stratégie planétaire est davantage axée sur la limitation des conflits que sur leur exploitation ». Nous retrouvons ici ce que l’auteur a analysé dans son autre œuvre sous le nom de « strategy of stable conflict » (The Evolution of Nuclear Strategy, p. 191 et suiv.).
Lawrence Freedman entend le mot stratégie dans le sens d’utilisation des moyens militaires à des fins politiques. Comme le rappelait Michael Howard, membre du gouvernement britannique, c’est la définition donnée par Liddell Hart (1), historien et stratège militaire britannique. Cette utilisation n’est pas seulement leur emploi effectif mais aussi le rôle qu’elles jouent par leur existence, pour rassurer ou intimider, et qui dépend de conditions géographiques. Les principales thèses de la géopolitique sont rappelées pour montrer l’opposition entre puissances maritimes et puissances continentales mais aussi mettre en garde contre certaines images faciles. Il y a un bon et un mauvais usage des cartes et le livre abonde en « bonnes » cartes, en particulier celles qui montrent comment chaque superpuissance voit le monde. La guerre froide, d’après Lawrence Freedman, est née « d’une forme perverse de la stabilité ». L’antagonisme Est-Ouest repose sur une situation de paralysie militaire. La compétition se livre dans et pour le Tiers-Monde, mais est-ce une lutte des classes à l’échelle mondiale ? Il faudrait pour cela que la pression des peuples déshérités s’exprime beaucoup plus fortement pour menacer le statu quo actuel. Il n’en existe pas moins un nouvel ordre international et la guerre change d’aspect ; depuis 1945, après les guerres coloniales, il y a eu les guerres de « régime » et aussi des guerres inter-États où les superpuissances ont joué le rôle de puissances régionales.
Lawrence Freedman étudie également le commerce des armes et la course aux armements nucléaires. Il en déduit l’influence politique qu’elles peuvent avoir. Pour lui. la supériorité ne suffit pas à compenser d’autres faiblesses, sur le plan économique par exemple. Il revient ici à son idée maîtresse : il est évident que les relations stratégiques sont essentiellement stables en raison de l’existence des armes nucléaires. Celles-ci n’ont cependant pas supprimé complètement les guerres classiques qui posent de nouveaux problèmes technologiques. L’auteur décrit rapidement les conflits qui ont eu lieu depuis 1945, avec quelquefois des affirmations discutables (2). Mais que peut-on faire pour empêcher les guerres, ou même simplement les dépenses militaires qui sont considérables ? On s’aperçoit, dit Lawrence Freedman, qu’à quelques détails près, les faits donnent raison à ceux qui pensent qu’une forte densité d’armements diminue les risques de guerre. L’Europe connaît depuis quarante ans une paix et une stabilité relatives. Les causes des guerres sont nombreuses mais la véritable réponse ne peut être que politique. La « maîtrise des armements » (Arms Control) devrait permettre de stabiliser les rapports de force, éviter les surprises et les malentendus. Des innovations technologiques sont venues troubler le processus mais on peut essayer de lui redonner vie. Un gouvernement mondial est une utopie, l’ONU s’est révélée impuissante, nombre de conflits échappent au contrôle des grandes puissances parce qu’il y a eu « diffusion de la puissance ». Aussi Lawrence Freedman ne voit d’espoir que dans la sagesse des hommes d’État qui verront que la guerre n’est plus un moyen dans la politique.
Cette courte analyse montre l’importance et l’intérêt des sujets soulevés. L’ouvrage est remarquablement traduit (3) et contient une information abondante et précise, exprimée dans un langage simple et clair. Comme Thierry de Montbrial, nous regretterons cependant la faible place donnée au concept français de dissuasion : « En fait le professeur Freedman reflète la pensée anglo-saxonne traditionnelle, qui voit dans notre politique d’indépendance un facteur de division de l’Alliance atlantique et souligne le danger de la prolifération nucléaire. Dans ce domaine particulièrement, le lecteur devra compléter son information ».
(1) Michael Howard : The Causes of War (Temple Smith 1983, Unwin Paperbacks), « The Forgotten Dimension of Strategy » publié en 1979 dans Foreign Affairs.
(2) Par exemple Lawrence Freedman écrit qu’au Vietnam les Français ont cherché à pousser l’ennemi à des affrontements de type conventionnel. Ceux qui ont vécu cette guerre savent bien que c’est l’apparition des divisions régulières viet-minh qui a imposé ce type d’engagement.
(3) Sauf l’emploi du mot « alternative » dans son sens anglo-saxon de solution de remplacement.