L’URSS vue du Tiers Monde
La phase de poussée active de l’URSS vers les pays du Sud pour y acquérir des amitiés nouvelles, y détenir des positions stratégiques ou en tirer des avantages quelconques, qui a caractérisé les années 1975-1980, est désormais stoppée mais l’est-elle de manière durable ? Quelle est donc l’image de Moscou parmi ses amis, alliés ou, de manière plus générale, au sein des élites ou des masses du Tiers-Monde ? Ce sont ces questions – vitales – et bien d’autres qu’examinent les auteurs de cette série d’études très intéressantes.
L’image de l’URSS dans le Tiers-Monde est produite selon divers processus distincts. L’URSS elle-même adresse un flux de messages à chaque pays individuellement, méthode éprouvée mais dont il est difficile de mesurer les effets auprès des intéressés ; les informations sont aussi apportées par les médias nationaux ou étrangers importants dans le pays. Mais l’auteur, sans ignorer ces aspects, a plutôt privilégié un aspect proprement idéologique ou stratégique du problème. À quoi sert l’Union soviétique, se demande Zaki Laïdi dans sa substantielle préface ? Car la place qu’occupe la référence soviétique dans la culture politique moderne des sociétés du Tiers-Monde est tout à fait essentielle. À cet égard, en dehors du cas de l’Amérique latine, le marxisme a été perçu, pensé et interprété par rapport à la question coloniale et non dans un contexte de libération sociale. Jusqu’en 1945, l’intensité de l’image de l’URSS est restée faible du fait de l’incapacité de ce pays à s’imposer véritablement au-delà de ses frontières. En se portant vers la période plus actuelle les perspectives changent. Mais plutôt que de modèle, il convient de parler de référence soviétique ; au modèle, désormais décrié et essentiellement passif, se substitue une référence qui va jouer un rôle important dans la légitimation politique ou le processus de construction nationale. Les élites qui se sont emparées du pouvoir en faisant appel à l’URSS peuvent puiser dans un discours, une organisation du pouvoir et une conduite diplomatique inspirés de Moscou. Enfin, l’expérience stratégique des élites politiques contribue également à produire une image : l’URSS n’est pas seulement un modèle idéologique, c’est aussi une puissance militaire. Les traditions historiques spécifiques jouent ici un rôle déterminant. L’URSS apparaît, soit comme l’héritière de l’empire russe, cas de la Turquie analysé par le politiste franco-turc Semih Vaner, soit comme un contrepoids à la menace chinoise, pour le gouvernement indien, analysé par Max-Jean Zins, chargé de recherche au CNRS, voire le Vietnam, analysé par l’essayiste Georges Boudarel, soit comme un danger immédiat relayé par le Vietnam, pour la Thaïlande et Singapour, comme le montre Françoise Cayrac-Blanchard, soit en allié dans le jeu régional, pour les dirigeants baathistes de Syrie et d’Irak, comme l’analyse la politologue Elisabeth Picard.
Mais par un curieux paradoxe, l’idéologie de la révolution ouvrière, post-bourgeoise, de destruction de l’État et des nationalismes, sert d’instrument de légitimation de révolutions intellectuelles ou militaires, prébourgeoises, étayant l’État, proclamant leur nationalisme et écrasant, si besoin est, les révoltes ouvrières !
Image contrastée donc que celle de l’URSS qui est à la fois celle d’une puissance militaire, diplomatique, influençant le jeu international régional et national, et d’un vecteur idéologique, incarnation crédible d’un mouvement qui sert de référence ou produit un effet de répulsion.
Mais l’essentiel n’est-il pas ce que constate avec force Jean Copans dans son essai sur l’Afrique noire : « le recours à l’URSS n’est ni un pis-aller, ni une illusion, c’est un instrument puissant d’apprentissage du pouvoir d’État pour des catégories sociales sans expérience du pouvoir de l’État-Nation bourgeois. La cohérence idéologique, l’articulation entre le contrôle des masses, l’appareil idéologique, la répression policière, ont, semble-t-il, une plus grande efficacité historique que la tradition bourgeoise de l’appareil colonial ». ♦