Tsahal
L’armée d’Israël est incomparable. Ses spectaculaires succès de 1956, 1967, 1973 sont encore proposés comme modèles d’école. Mais l’agilité de Tsahal dans les guerres « réglées » (pour reprendre l’expression qu’emploie le général Buis dans une fort belle préface) vient de son dérèglement : la réussite stratégique va toujours à celui qui agit autrement.
Le mérite premier du livre de Jacques Benaudis est de nous rappeler les troubles origines de Tsahal, bien oubliées de nos jours. Connaissant l’application avec laquelle les dirigeants israéliens flétrissent leurs adversaires palestiniens du nom de terroristes, il est intéressant de se remettre en mémoire l’époque du mandat britannique et les activités du vice-Premier ministre Itshak Shamir, dernier chef du Léhi – alias Groupe Stern – ou de son prédécesseur Menahem Béguin, alors responsable de l’Irgoun. L’attentat de l’hôtel King David à Jérusalem, siège des services anglais, fit le 22 juillet 1946, 200 morts. L’explosion, préparée en sous-sol par des livreurs de lait, évoque les actions suicides des Chiites de Beyrouth ou de Tyr. À côté de ces groupes terroristes, ce sont les compagnies de choc du Palmah (force combattante d’élite de la Hagana, l’organisation armée clandestine de la communauté juive, de ses institutions et du mouvement sioniste avant l’indépendance de l’État d’Israël) qui sont à l’origine de la tradition commando de Tsahal. Mais cette troupe ascétique, égalitaire et d’obédience soviétique inquiète fort Ben Gourion, fondateur d’Israël et de son armée. Si le Palmah est le piment dans la sauce, la sauce c’est la Hagana, milice d’autodéfense, élément solide, nombreux et modéré dans lequel Ben Gourion n’aura de cesse qu’il ait fondu l’ensemble des armées privées. Ce n’est pas sans mal ni sans heurts sanglants que le « vieux lion » parviendra à neutraliser les terroristes de l’Irgoun, les dissidents « fascistes » du Léhi, suspects de sympathie nazie et les moines-soldats du Palmah. Le 26 mai 1948 naît Tsahal ; le 23 juin, l’Irgoun et le Léhi sont mis hors-la-loi ; le 29 septembre le Palmah est dissous. Où l’on voit que la guerre de 1948-1949 est guerre constitutive à double titre : cette inclassable bataille est à la fois la matrice de l’armée qui se crée en combattant et celle de la nation dont il faut disputer les limites aux Arabes.
Née en pleine guerre, mélange de terroristes, de commandos et de miliciens paysans, Tsahal porte jusqu’à maintenant sa marque d’origine. Un non-conformisme interne n’exclut pas une rigueur britannique dans l’entraînement des recrues, mi-drill, mi-commando. Le dynamisme au combat va de pair avec un souci très américain de la vie des combattants ; aussi bien les pertes sont-elles légères, compte tenu de l’importance des enjeux : 170 tués en 1956, 790 en 1967, 259 sur le Canal de 1967 à 1970, 2 500 tués, blessés et prisonniers pour la « catastrophe » de 1973 (1). Une industrie artisanale d’armement qui a fait merveille (la mitraillette Ouzi a été vendue dans le monde à quelque 600 000 exemplaires) se marie aujourd’hui à la technique américaine, et l’avion futur Lavi sera le produit le plus élaboré de cette collaboration. L’habitude et le goût du coup de main contaminent les opérations les plus importantes et le dynamisme des généraux fait de l’initiative – voire de l’indiscipline à la Sharon – le principe maître de la stratégie israélienne.
La guerre des six jours est le triomphe de Tsahal et de son héros Moshé Dayan. D’exemplaires opérations livrent à Israël Golan, Cisjordanie et Sinaï. Le sort de ces 3 « marches », monnaie d’échange ou amorce du Grand Israël, cristallise l’actuelle question d’Orient. On regrettera ici que l’auteur, journaliste très informé en politique intérieure, ne s’attache guère aux œuvres d’art que sont les campagnes de Tsahal. De celles de 1973 et de 1982, heureuses et malheureuses à la fois, il ne retient que le malheur. La surprise du Yom Kippour et les querelles des généraux, dans l’action comme dans le règlement des comptes, lui font oublier l’admirable retournement de la guerre d’octobre. De Paix en Galilée et de l’inévitable enlisement libanais, il ne voit que Sabra et Chatila (massacres envers les Palestiniens en 1982), passant sous silence, comme chacun maintenant, le résultat concret de l’entreprise : délabrement de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine), espoir d’un Liban pacifié.
Au demeurant les Israéliens, fidèles au slogan de Ben Gourion sur « la pureté de l’arme », autre nom de l’honneur militaire, soumettent-ils, dans les deux cas, leur armée à enquête. En 1974, la commission Agranat absoudra les politiques et condamnera les militaires, injustice pleine de sens : on veut une armée irréprochable ; on ne saurait avoir, pour les politiques, la même exigence. Si la commission Agranat recherche les fautes techniques, c’est de responsabilité morale que s’occupe la commission Kahn, enquêtant sur Sabra et Chatila (massacres perpétrés du 16 au 18 septembre 1982 envers des Palestiniens). Ce scandale a-t-il rompu la connivence entre les Israéliens et leur armée ? Au contraire, le rapport Kahn est-il signe de santé d’une démocratie limpide ? Quoi qu’il en soit, c’est bien la supériorité assurée de Tsahal sur les armées voisines qui permet qu’on se livre sans risque à sa mise en question.
Sensationnel oblige : Jacques Benaudis annonce, dans un sous-titre, des révélations sur l’arme nucléaire israélienne. Le lecteur reste sur sa faim : le voile n’est pas levé et pour cause. Si Israël a la bombe, il la cache soigneusement. C’est que ses dirigeants ont parfaitement compris la nature étrange de l’arme nucléaire, dont il importe de ne s’encombrer qu’à bon escient. Arme de dissuasion, elle ne fait point l’affaire d’une nation engagée dans la guerre.
(1) Caricatural est à cet égard le « troc » de novembre 1983, où 6 soldats israéliens furent échangés contre 4 500 « prisonniers » Palestiniens.