La bureaucratie au Vietnam
Ce recueil de textes témoigne de la persistance de la sensibilité socialiste chez de nombreux intellectuels vietnamiens de la diaspora en dépit des avatars du socialisme réel qui s’est instauré dans leur pays après la chute de Saigon. Les carences et les exactions du nouveau régime y sont décrites comme le produit d’une bureaucratie dont la fonction serait de transmettre les directives d’un appareil d’État omnipotent aux membres d’une société civile riche et diversifiée mais privée de sa liberté d’expression.
Ce système d’administration est lui-même l’aboutissement d’un processus historique qui plonge ses racines dans le passé mandarinal et démontre l’échec de la greffe de la démocratie occidentale sur le fonds collectiviste et égalitaire de la culture sino-vietnamienne. Rejetés par l’administration coloniale dans les années 1930, les intellectuels modernistes se sont ralliés massivement au communisme qui s’est affirmé pendant les luttes pour l’indépendance nationale comme le vecteur principal du nationalisme d’État et règne aujourd’hui sans partage. Il s’agit donc d’une donnée irréductible de la situation présente et celle-ci ne peut être modifiée que par une action résolue des cadres les plus lucides du Parti qui auraient pris conscience des faiblesses du régime établi et décideraient d’y remédier.
Plusieurs contributions soulignent la spécificité de la politique menée par les autorités vietnamiennes et tendent à établir que le modèle de conditionnement psychologique, inventé par les révolutionnaires chinois à Yan’an, n’a été appliqué qu’avec réticence, voire avec des tempéraments, par les combattants de la liberté dans l’Indochine colonisée ou dans le Vietnam aux prises avec la puissance américaine. Ainsi, plusieurs tendances auraient toujours existé au sein des organismes dirigeants et le débat n’aurait jamais cessé sur les méthodes les plus appropriées pour la conduite des opérations militaires et l’organisation de la vie économique (exemple : des coopératives agricoles). Il n’en reste pas moins que les documents produits à l’appui de cette thèse n’emportent pas toujours la conviction du lecteur et que les indices de l’existence d’un socialisme démocratique sont trop ténus pour qu’on puisse souscrire aux appréciations optimistes qui sont formulées çà et là. Certes, des dirigeants du parti n’ont pas hésité à lancer des mises en garde et à proposer des réformes mais leurs démarches n’ont pas abouti et leurs interventions devant les instances compétentes n’ont pas été portées à la connaissance du public. Enfin, les témoignages et les confessions rapportées dans ce volume attestent pour la plupart d’un profond désenchantement. Tous ceux qui voyaient dans le Vietnam socialiste le symbole de la lutte contre l’impérialisme et un laboratoire pour le développement des indépendances nationales des pays du Tiers-Monde, ont pris acte de la faillite de leurs espoirs et pratiquent un « désintéressement » analogue à celui que Roger Vailland, essayiste français, si bien décrit dans son roman : La loi (1957).
Cet ouvrage composite vaut surtout par la diversité des témoignages et des analyses sur une réalité que l’aventure des boat people a mis au 1er plan de l’actualité. L’historien et l’observateur de la scène internationale liront avec intérêt des documents inédits traduits pour la 1re fois en français et qui jettent des clartés sur la guerre de libération (la bataille des hauts plateaux qui a précédé la chute de Saigon, fin avril 1975) et le fonctionnement du socialisme réel (par exemple : la lettre à l’Assemblée nationale de Nguyen Khac Vien, historien vietnamien, et le rapport au 5e Congrès du Parti, en mars 1982, de Le Duc Tho, homme politique vietnamien). Pour les éditeurs de ce volume, les difficultés du Vietnam ne devraient pas inciter la France à couper les ponts et le point de vue du représentant de Rhône-Poulenc (entreprise pharmaceutique) à Ho-Chi-Minh-Ville met bien en évidence les possibilités qui existent au plan de la coopération économique et des échanges. On regrettera seulement que les affrontements armés dont le Vietnam est à la fois l’acteur et l’enjeu n’aient été évoqués que d’une manière indirecte et que le problème ne soit abordé de front que sous l’angle des conflits de souveraineté en mer de Chine méridionale. À ce propos, la note d’Hervé Couteau-Bégarie, politologue français, fait le point des questions qui se posent et formule des conclusions prudentes sur le litige sino-vietnamien au sujet des îles Paracels, archipel situé en mer de Chine méridional. ♦