Ne pas subir. Écrits 1914-1952
On devait déjà à la Maréchale de Lattre les 2 tomes de son Jean de Lattre, mon mari, un témoignage paru chez le même éditeur en 1971 et 1972 et dont la lecture passionnante s’impose à ceux qui voulaient connaître celui qui fût – je parle pour ceux de ma génération – un « héros de notre temps ». On lui devra aujourd’hui d’avoir ouvert toutes grandes ses archives et d’avoir guidé dans leur exploration l’équipe d’historiens entérites qui a entrepris de les répertorier et d’en extraire quelque 150 documents, lettres, notes, études, rapports, compte rendus de conversations, qui sont du plus haut intérêt pour l’histoire politico-militaire de cette première moitié du siècle.
Travail de bénédictins, mais combien fructueux, que les auteurs ont accompli avec le souci, dont on leur saura gré, de laisser surtout la parole à l’auteur de ces écrits et de n’intervenir pour leur part en tête des 13 chapitres de l’ouvrage que pour les éclairer d’un court rappel historique et biographique relatif à la période de la vie de Jean de Lattre à laquelle ils se rapportent.
Ainsi le légendaire profil de celui que ses soldats appelaient avec une familiarité affectueuse « le Roi Jean », se précise-t-il peu à peu au fil de ces 40 années d’une histoire semée de gloires et de tragédies. À vrai dire, c’est très tôt qu’apparaissent les traits essentiels de cette personnalité exceptionnelle : intelligence lucide servie par une intuition sensitive et une hauteur de vues qui saisit d’emblée l’essentiel, un sens profond de l’homme et une volonté d’exalter ce qu’il y a de meilleur en lui, une noblesse du geste et une magnanimité capables de susciter tous les enthousiasmes et la plénitude des dévouements.
Dans toutes les responsabilités qu’il assura, Jean de Lattre fut un chef rayonnant de foi dans sa mission parce qu’il en saisissait tout de suite la signification la plus élevée et il avait ce don de faire partager cette foi à ceux dont il prenait le commandement, exigeant beaucoup d’eux mais donnant lui-même plus encore. En juin 1940, à Rethel (commune française), sa division fut l’une des rares à tenir en échec les Allemands. Dès l’armistice il reprend à la tête de la division de Clermont-Ferrand, au camp d’Opme, ce qui sera sa préoccupation constante tout au long de sa carrière : former la jeunesse, lui donner le goût de l’effort, l’aspiration à se dépasser. Il sera le seul, le 11 novembre 1942, lorsque les Allemands envahissent la « zone libre », à faire le geste de se préparer à la résistance avec une poignée de fidèles. Incarcéré, transféré de prison en prison dans des conditions indignes et pour finir à celle de Riom, jugé et condamné par un tribunal d’exception à 18 ans de prison pour abandon de poste (!), il connaît la détresse, s’inquiète pour les siens et il a pour souci primordial de couvrir ceux de ses subordonnés qui sont jugés pour l’avoir suivi. Les lettres et procès-verbaux des interrogatoires de cette époque sont particulièrement intéressants et apportent un éclairage nouveau tant sur cette affaire que sur la personnalité de celui qui a pris pour devise : « Ne pas subir ». Il s’évadera de Riom grâce au plan conçu par son fils Bernard qui dès lors affirmera son ambition d’être le compagnon de combat de son père. Chacun connaît l’épopée de cette 1re Armée que le général de Lattre conduira à la victoire vers le Rhin et le Danube non sans avoir sauvé en janvier 1945 Strasbourg menacé par le retour offensif allemand.
Au chef de guerre succédera alors l’organisateur, sorte de Guibert des temps modernes, chargé comme inspecteur général de la réorganisation des Armées françaises, réalisant l’amalgame des unités régulières et des forces issues de la résistance. À nouveau prédomine chez lui, avec la conception des camps légers le souci de faire surgir et de former, parmi les forces de la jeunesse française « des chefs jeunes, imaginatifs, aux idées hardies, dépourvus de préjugés, dégagés des routines et surtout nationaux c’est-à-dire en contact avec les diverses élites du pays ». C’est lui également qui, en tant que commandant en chef des forces terrestres de l’Union occidentale, à la suite de la signature du Traité de Bruxelles, jette les bases du commandement interallié et fait triompher, face à la tentative de mainmise du field marshal Montgomery, les conceptions françaises afin de préserver l’indépendance de la France et les intérêts continentaux.
C’est lui enfin qui accepte, en décembre 1950, la mission d’aller redresser la situation compromise en Indochine par le désastre de Cao Bang. Il va tenter de transformer une guerre coloniale en guerre nationale et de mobiliser la jeunesse vietnamienne : « Je suis venu pour accomplir votre indépendance non pour la limiter ». D’emblée la confiance renaîtra et les succès viendront aussitôt sanctionner son action, répondre une fois de plus à son sens exceptionnel de la mobilisation des énergies. Trop tard et en vain ! En vain aussi, sinon pour l’honneur de l’Homme, le douloureux sacrifice de son fils Bernard tué à Ninh Binh le 30 mai 1951, et le calvaire de Jean de Lattre lui-même miné par la maladie ; il ne quitte son commandement que quelques jours avant sa mort, le 15 janvier 1952. Il est celui dont Georges Bidault – homme d’État français – dira : « Il aura tout donné à la Patrie : ses victoires, son fils et sa vie », et encore : « Le nom de Jean de Lattre de Tassigny appartient à l’histoire et sa légende au drapeau ». À la jeunesse que Jean de Lattre aima tant et en qui il avait foi, on ne peut proposer de modèle plus prestigieux. ♦