Du Paris de Louis XV à la Marine de Louis XVI. L’œuvre de Monsieur Sartine. Tome I : La vie de la capitale et Tome II : La reconquête de la liberté des mers
Le capitaine de vaisseau Jacques Michel, qui nous avait brillamment conté il y a quelques années La vie aventureuse et mouvementée de Charles-Henri Comte d’Estaing, dans un livre très remarqué et alors couronné par l’Académie Française, nous présente maintenant L’œuvre de Monsieur de Sartine en 2 volumes qui auront certainement eux aussi un grand retentissement. Sartine en effet fut une personnalité hors du commun. Choisi à l’âge de 30 ans par Louis XV pour être le lieutenant général de police de Paris, il fut ensuite désigné par Louis XVI, dès son avènement, comme secrétaire d’État à la Marine et aux colonies, et c’est donc lui qui constitua et organisa la flotte qui permit ainsi aux États-Unis d’Amérique d’accéder à l’indépendance.
Dans le tome I, sous-titré La vie de la capitale, Jacques Michel nous relate l’œuvre considérable de Sartine comme lieutenant-général de police de Paris. Cette fonction dépassait alors de beaucoup en importance celle de l’actuel préfet de police, puisqu’elle englobait aussi, pour une bonne part, les attributions qu’exercent de nos jours le préfet de Paris et le maire de la capitale, alors appelé le « Prévost des Marchands », personnage dont la monarchie « justement méfiante » s’était employée à limiter les pouvoirs. Le lieutenant-général de Paris était de la sorte l’« intendant » de Paris et de ses faubourgs, au sens donné par Colbert à cette fonction et, en tant que « magistrat » du « Châtelet », il avait en outre d’importantes fonctions judiciaires, qui s’étendaient pour certains cas à tout le royaume.
Jacques Michel nous brosse une description très alerte et en même temps fort documentée de la vie quotidienne à Paris sous Louis XV. Il évoque ainsi avec verve et humour, au fil des chapitres, le comportement des inspecteurs et des mouches de la sûreté, le sort réservé aux gens sans aveu, le traitement des filles de joie et des femmes entretenues, la surveillance de la conduite des ecclésiastiques et du respect de la religion d’État, le contrôle des Juifs et des protestants, la police des jeux et des spectacles, les lettres de cachet et les prisons, dont la très confortable Bastille, les procès d’État et le « secret du Roi ». Il nous décrit également de façon très alerte les initiatives de Sartine pour le ravitaillement de la capitale, le fonctionnement de la Bourse, le commerce des chevaux et bestiaux, l’organisation des corporations et « jurandes », la surveillance des « recommanderesses » et nourrices, l’amélioration des hôpitaux et cimetières, la création des « monts-de-piété », la police des bâtiments et du nettoiement, et même la circulation des carrosses de remise et de place ou leur stationnement, puisque Paris connaissait déjà les problèmes de notre époque. Sartine a laissé ainsi derrière lui un grand nombre de réalisations, qui furent imitées dans les grandes capitales étrangères, comme la construction d’une halle aux blés et d’un marché aux veaux, la suppression des gargouilles, l’installation d’un éclairage public et la création d’un corps de pompiers.
Dans les attributions de Sartine tombaient également la censure et la surveillance des libraires et imprimeurs. Il se tira de cette redoutable responsabilité avec libéralisme et habileté, puisque Diderot lui doit d’avoir achevé la publication de l’Encyclopédie (1772), et qu’il parvint à entretenir les meilleures relations avec des personnalités aussi difficiles que Rousseau et Voltaire. Celui-ci écrivit même cet éloge qui n’est pas mince, sous sa plume toujours acide : « c’est une grande consolation pour de véritables gens de lettres d’être sous la protection d’un magistrat aussi éclairé et aussi prudent qu’équitable ». Eclairé, équitable, prudent, et par ailleurs organisateur souple et tenace, telles furent en effet les qualités dont témoigna pendant 20 ans notre lieutenant général de police et qui lui valurent l’estime des petits aussi bien que des grands.
Ce sont ces mêmes qualités que Sartine allait ensuite manifester avec éclat pendant 6 ans comme secrétaire d’État à la Marine et aux Colonies de Louis XVI. Jacques Michel nous en apporte la démonstration, de façon très vivante et avec en même temps une grande rigueur scientifique, dans le Tome II de son livre, qu’il a sous-titré de façon significative La reconquête de la liberté des mers.
Sartine eut une suite difficile à prendre, la gestion de M. de Boynes, son prédécesseur sous Louis XV, ayant été désastreuse à tous égards. Celui-ci avait en particulier adopté une organisation de la Marine, parfaitement farfelue, en la constituant en régiments à la manière de l’Armée de terre. La première mesure prise par Sartine fut de revenir à l’organisation antérieure, qui datant de Colbert, ne manquait d’ailleurs pas d’inconvénients puisqu’elle prévoyait deux hiérarchies parallèles et totalement indépendantes : celle civile des « intendants » et celle militaire des « officiers de vaisseau », lesquels n’avaient autorité que sur le seul personnel militaire des vaisseaux armés, les intendants embarqués et leurs adjoints les commissaires y conservant en effet la responsabilité de la Justice, des Finances et des approvisionnements. Dès 1776, Sartine fit-il approuver une ordonnance qui plaçait aussi bien les ports que les vaisseaux sous l’autorité des officiers de vaisseau, les intendants des ports restant cependant sous la dépendance directe du ministre pour les Finances et les approvisionnements. Il aurait souhaité faire disparaître cette dernière anomalie, mais il estima que le corps des intendants n’était pas encore disposé à l’accepter. Il fallut donc attendre le consulat pour qu’une autorité unique fut placée à la tête des ports, le préfet maritime. On sait qu’en 1978 ce préfet maritime est devenu un véritable préfet de la mer, c’est-à-dire dépositaire de l’autorité de l’État en mer à l’égard des diverses administrations compétentes.
Dès sa prise de fonction Sartine s’employa activement à reconstituer la flotte, et sous son ministère, le nombre de vaisseaux passa de 66 à 82, et celui des frégates de 37 à 71, tous étant beaucoup mieux entretenus et approvisionnés. À cette fin, il développa considérablement les arsenaux de Brest, Toulon et Rochefort, fit étudier l’implantation de celui de Cherbourg, acquit pour la fabrication des canons la fonderie de Ruelle et créa celle d’Indret, modernisa les forges de Guérigny spécialisées dans les ancres et chaînes, et enfin détermina la famille de Wendel, dynastie industrielle, à construire les hauts fourneaux du Creusot pour ravitailler en fonte cet ensemble industriel. Sur ces différents sujets, Jacques Michel nous brosse un tableau très remarquable du fonctionnement de l’industrie et de l’économie française de l’époque. C’est donc à Sartine que la Marine doit de disposer encore maintenant de tant d’arsenaux et établissements industriels. Par contre il aliéna au profit de la ville de Marseille l’ancien arsenal des galères, et c’est donc à lui que le célèbre « Vieux Port » doit d’avoir été préservé et ce Vieux Port est redevable de la légende d’avoir été obstrué par une sardine géante, puisque ce fut en fait un vaisseau de commerce portant le nom du ministre qui s’échoua dans ses passes ; la galéjade était d’autant plus évidente que les armes des Sartine, nobles de fraîche date et auparavant épiciers, comportaient trois sardines d’argent sur bande d’azur.
Avec sa ténacité habituelle notre ministre va se préoccuper également de préparer à l’action la flotte ainsi reconstituée par ses soins. Il créa à cette fin une escadre d’évolution destinée à l’entraînement. Il améliora l’encadrement, en renonçant à ce que l’avancement ait lieu uniquement à l’ancienneté. Avant lui, seuls quelques bâtiments étaient armés et encore pendant la belle saison seulement, le reste restant gardienne dans les ports, par mesure d’économie, jusqu’à l’ouverture d’un conflit. L’armement à longueur d’année de deux escadres, l’une à Brest et l’autre à Toulon, lui posa rapidement de sérieux problèmes de personnel, puisqu’à l’époque les équipages provenaient de la marine de pêche et de la marine de commerce, d’où ils étaient appelés tous les 3 ou 4 ans au service du roi par le système des « classes ». La servitude de cette conscription limitée aux marins était compensée, outre la solde, par quelques avantages qui ont subsisté jusqu’à la suppression en 1967 de l’inscription maritime : droit de pêche et de cabotage sur le littoral, exemption de corvées, instruction gratuite et aide aux familles dans le besoin par la Caisse des Invalides, qui fut ainsi en France le premier système de sécurité sociale et qui conserve encore de nos jours son autonomie. Le personnel classé se montait à environ 60 000 hommes dont 40 000 seulement étaient mobilisables en raison de la nécessité de maintenir en temps de guerre un minimum de marines de pêche et de commerce. Or les besoins en équipage pendant la guerre de l’indépendance atteignirent jusqu’à 72 000 h, soit un effectif supérieur à la Marine nationale d’aujourd’hui. Sartine dut faire appel à d’autres sources de recrutement : classement des mariniers, volontariat, soldats de l’Armée de terre remplaçant les soldats de marine chargés à bord de la mousqueterie. Il se préoccupa aussi beaucoup du bien-être et de la santé des équipages, et il améliora leur intéressement aux succès des opérations par une augmentation importante des parts de prise.
Pourtant ces succès ne furent pas à la mesure de l’effort considérable ainsi consenti par le pays pour sa Marine, sous l’impulsion tenace de Sartine et avec l’appui lucide de Louis XVI. Si la flotte française réussit alors, par sa puissance et son activité, à rétablir à peu près l’équilibre avec la flotte britannique et à reconquérir ainsi une certaine liberté des mers, dont le résultat fut en définitive déterminant puisque les États-Unis lui doivent leur indépendance, elle ne parvint pas à obtenir de victoires dignes de ce nom sur sa rivale historique. L’allié espagnol, le plus souvent passif, constitua alors un lourd handicap, mais la bataille d’Ouessant (1778) sous le commandement d’Orvilliers, officier de Marine, resta indécise et les opérations de d’Estaing en Amérique et aux Antilles furent le plus souvent infructueuses, pour ne pas parler du lamentable échec de l’invasion projetée en Angleterre. Pourtant ces amiraux ne manquaient pas d’allant, ou plutôt n’en avaient pas manqué dans des opérations antérieures et ils avaient reçu de Sartine des instructions très fermes qui méritaient d’être rappelées comme l’a fait Jacques Michel, car elles sont un modèle d’incitation à un comportement résolument offensif. Mais chaque fois, ils laissèrent passer les occasions qui sont toujours fugitives dans la guerre sur mer, comme il était arrivé trop souvent à leurs prédécesseurs et comme ce sera aussi malheureusement trop souvent le cas pour leurs successeurs. Sur ce comportement, j’ai personnellement une explication que je ne peux pas m’empêcher d’évoquer ici : au cours de son histoire, notre Marine a, à chaque fois, été reconstituée dans une certaine clandestinité à l’égard de l’opinion publique, qui n’a pas, hélas, la fibre maritime ; c’est la raison pour laquelle ses chefs ont souvent été réticents quand il s’est agi de la risquer franchement dans l’action. Cette prudence, que je condamne pour ce qui me concerne, n’a pas empêché d’ailleurs notre Marine de jouer le plus souvent un rôle politique important, et tel fut effectivement le cas pendant cette guerre de l’indépendance américaine.
Sartine n’était plus en poste au moment de son heureux aboutissement, puisque le roi lui retira son portefeuille en octobre 1780, à la demande pressante de Necker, alors directeur général des finances, qui le trouvait trop dépensier. Jacques Michel nous démontre l’injustice de cette accusation, en comparant les dépenses de la Marine française pendant cette guerre à celles engagées par la Marine britannique. Sartine, auquel Louis XVI avait d’ailleurs gardé sa bienveillance, se retira sur ses terres très dignement. Lorsqu’en 1789, l’intendant Foulon, l’une des premières victimes de la Révolution française, fut arrêté chez lui avant d’être exécuté sauvagement par la populace, le roi lui avait conseillé de s’exiler. Il émigra alors à Barcelone, où il était né, puisque son père avait été l’intendant de la province de Catalogne, à l’époque où le petit-fils de Louis XIV, Philippe V, s’entourait encore de Français.
Justice devait être rendue aux talents trop méconnus de ce grand commis de l’État, qui se montra toujours intelligent, efficace et humain dans les postes de lourde responsabilité qu’il assuma avec une discrétion exemplaire. Réformateur habile et prudent, il ne fut jamais de ceux qui changent tout par vanité d’affirmer leur pouvoir, sans se soucier des hommes. Notre administration en général et notre Marine en particulier lui doivent reconnaissance, puisque beaucoup de ses organisations ont encore été conservées de nos jours, tout au moins dans leurs principes. Jacques Michel nous en a fourni la démonstration avec beaucoup de brio et une grande conscience scientifique dans ces deux tomes, dont la portée n’est pas seulement historique, mais aussi, et je dirais même surtout, sociologique. Ajoutons que cet ouvrage est très alertement écrit et très bien illustré, ce qui fait regretter d’ailleurs qu’il n’ait pas été édité plus luxueusement. Mais sa diffusion en sera sans doute facilitée dans le grand public, ce que l’on ne peut que souhaiter à tous égards. ♦