In peace and war. Interpretation of American naval history, 1975-1978 / First line of defense. The US Navy since 1945 / The chiefs of naval operations / American Secretaries of the Navy
L’histoire de l’US Navy devient aujourd’hui bien connue grâce à des livres de haute qualité qui viennent renouveler en profondeur la connaissance que nous en avions.
In peace and war synthétise les acquis des monographies qui se sont multipliées depuis une dizaine d’années. Cet ouvrage collectif a la qualité, trop rare dans ce genre d’exercice, d’éviter les recoupements entre auteurs grâce à un découpage des chapitres rigoureusement chronologique. L’image qui s’en dégage s’écarte sensiblement de la « Manifest destiny » navale rêvée par Mahan – officier de marine et stratège naval américain – et ses successeurs. Le premier siècle de l’US Navy a été particulièrement laborieux : contrairement à ce que prétend une légende tenace, les marins américains n’ont pas obtenu de grands résultats durant la guerre d’Indépendance. D’ailleurs, après 1783, on licencie la marine et ce désintérêt va se maintenir durant pratiquement tout le XIXe siècle. Dans les années 1850 l’US Navy est dans un état lamentable : le corps des officiers est encombré de vieillards incompétents, la consommation abusive de whisky ne contribue pas à relever la qualité des équipages et le matériel est à l’avenant. Ce déplorable état de choses ne s’améliore pas durant les décennies suivantes : en 1889, le secrétaire à la marine note dans son rapport au Congrès que l’US Navy ne vient qu’au douzième rang derrière des pays comme la Chine, pourtant bien mal en point, la Turquie ou l’Autriche-Hongrie. Plus humiliant encore, il y a même eu une période durant laquelle les États-Unis avaient cédé le premier rang des puissances navales américaines au… Chili ! (Détail qui n’est pas mentionné dans ce livre). Ce n’est qu’avec Théodore Roosevelt que l’US Navy entame vraiment son ascension. C’est l’âge d’or de la « Gunboat diplomacy » qui culmine avec la célèbre croisière de la Great White Fleet en 1908. En 1915, est affirmé pour la première fois le principe d’une « Navy second to none ». Le dernier échelon est franchi en 1938 quand le second Roosevelt, rompant avec l’axiome mahaniste « never divide the fleet », crée une escadre dans l’Atlantique. La Seconde Guerre mondiale va parachever le processus et donner à l’US Navy une vocation mondiale qui ne la quittera plus.
Pourvu d’une abondante bibliographie intelligemment commentée à la fin de chaque chapitre, ce livre est une synthèse de tout premier ordre et très agréable à lire. Pour la période contemporaine, à laquelle elle ne peut consacrer qu’une cinquantaine de pages, on la complétera par First Line of Defense, histoire de l’US Navy de 1945 à 1978, écrite dans une perspective clairement affichée : pour Ryan, ancien officier de marine, le déclin de L’US Navy est entièrement imputable à l’immixtion des civils dans son administration. Ceux-ci ont amené de nouvelles méthodes de management au mépris des avis autorisés des marins eux-mêmes. Le plus critiqué est naturellement McNamara, ancien secrétaire américain à la défense, auquel l’auteur envoie quelques piques sanglantes. Certaines remarques sont très justes : avec les moyens radios actuels, la Maison-Blanche peut se tenir au courant minute par minute du déroulement d’une opération : en 1965, dans le golfe du Tonkin, l’amiral Miller recevait plus d’un message du Pentagone par minute. Cette tutelle pesante a occasionné bien des mécomptes du fait de l’éloignement des décideurs et de leur méconnaissance des réalités locales (Ryan donne l’exemple du Mayaguez – prise en otage d’un porte-conteneurs américain –, on peut aussi citer celui du raid de Tabas). La marine a eu raison de refuser le F-111B polyvalent qui a été un échec, et de développer le Grumman F-14 Tomcat qui a été une réussite.
Cela dit, l’auteur a quelque peu tendance à absoudre trop facilement « sa » flotte de ses erreurs. Passe encore qu’il se gargarise des critiques d’Halberstam, journaliste américain émérite, contre McNamara et qu’il décrète que le même Halberstam « tombe dans l’erreur » quand il attaque les chefs militaires. À la rigueur, on sourirait de sa défense maladroite de l’US Navy des années 1930 contre les accusations de conservatisme portées envers les amiraux partisans du cuirassé : Ryan rappelle qu’ils s’intéressaient aux porte-avions et qu’une attaque aérienne contre Pearl Harbour avait même été organisée, avec succès, lors des manœuvres de 1938 (p. 113). À sa place, on ne s’en vanterait pas, car s’il est excusable d’être surpris par quelque chose que l’on n’avait pas prévu, se faire prendre en défaut par une manœuvre que l’on avait déjà expérimentée est le comble de l’incompétence. Mais il y a plus grave : l’auteur va jusqu’à tronquer la réalité. Ainsi p. 115, il nous a suggéré que le programme V-STOL (Avion à décollage et atterrissage court) Harrier a été retardé par le Congrès soucieux d’économies budgétaires. En réalité, la marine obsédée par ses gros porte-avions n’en voulait pas et c’est elle qui a freiné le programme tant qu’elle a pu. Ryan le reconnaît implicitement puisqu’il présente page 118 la tentative de compromis de 1978 : en échange du vote par le Congrès d’un nouveau Nimitz, l’US Navy accepterait la conversion de deux LPH (Landing Platform Helicopter) en porte-aéronefs Harrier et l’achat de 18 Harrier. On ne saurait être plus clair. Ryan passe pudiquement sous silence d’autres exemples gênants, parmi lesquels on peut citer l’opposition de la marine au SES (Surface Effect Ship) dont elle n’a repris l’étude que sous la pression du Congrès, ou le retard du programme Captor (Torpilles encapsulées ou mine marine) imputable au refus de l’US Navy de soustraire le moindre crédit de son programme de grands porte-avions. On pourrait encore parler de l’obsession de la sophistication, qui a naturellement entraîné une augmentation dramatique du coût des navires et donc naturellement une chute accélérée de leur nombre alors que des navires plus rustiques auraient suffi pour nombre de tâches. Les responsabilités sont beaucoup plus partagées que Ryan ne voudrait nous le faire croire.
Il est malheureusement regrettable que ces deux ouvrages n’aient pu profiter de 2 livres monumentaux parus postérieurement. Le premier, somptueusement édité en 2 volumes sous coffret, est consacré aux secrétaires à la marine. Il intéresse autant l’histoire politique et administrative que l’histoire navale. Après les tâtonnements de la guerre d’Indépendance, où l’on voit déjà s’affronter des institutions concurrentes (Naval Committee contre Maritime Committee, Navy Board contre Board of Admiralty) le Navy Department est créé en 1798. De Benjamin Stoddert à John Chafee sous Nixon, les 60 titulaires de ce ministère défilent le long de ces pages dans des notices dont la longueur dépend plus de la prolixité de leurs auteurs que de l’importance réelle de leurs personnages. Paolo Coletta s’adjuge 30 pages pour présenter John D. Long (1897-1902) alors que Walter Herrick n’a besoin que de 10 pages pour parler de Benjamin Tracy (1889-1893) ou de Hilary Herbert (1893-1897) dont le rôle a également été important. La plupart de ces secrétaires – de l’US Navy – sont aujourd’hui totalement oubliés, mais on en retrouve quelques-uns qui ont laissé une marque durable : Josephus Daniels a établi un record de longévité puisqu’il est resté huit ans en poste de 1913 à 1921. Il est resté célèbre pour avoir mis l’US Navy au régime sec, mais il a également eu des démêlés prolongés avec les chantiers navals (on voit que c’est un problème qui ne date pas d’hier). James Forrestal a assuré une bonne transition après la Seconde Guerre mondiale, et il a su lutter pour maintenir l’autonomie de son « service » (de son armée, dirait-on en français) lors de la création d’un Department of Defense unifié. Trumann n’a d’ailleurs pu surmonter son opposition qu’en le plaçant à la tête du nouveau ministère. Son successeur John Sullivan démissionne pour protester contre l’annulation du porte-avions United States, auquel on a préféré le bombardier B 36. Il est remplacé par Francis Matthews qui mérite une mauvaise note parce qu’il a limogé le CNO (Chief of Naval Operations) Denfeld qui a mené « la révolte des amiraux » (en 1949) dans l’affaire du B 36. Et ainsi de suite jusqu’à John Chafee, littéralement subjugué par son CNO Elmo R. Zumwalt auquel il laisse toute latitude pour réformer l’US Navy.
Un bonheur n’arrivant jamais seul, en même temps que paraît cette somme sur les secrétaires, un ouvrage équivalent dresse un panorama des CNO depuis la création de l’institution en 1915 jusqu’au célèbre Zumwalt. On retrouve dans ces 19 portraits la même qualité d’ensemble que dans les Secretaries, mais aussi le même défaut, à savoir le manque d’homogénéité entre les diverses contributions. La plupart de ces CNO ne sont plus que des noms sur une coque de navire : Coontz, Forrest Sherman, Burke… Seul Nimitz a véritablement inscrit son nom dans l’histoire navale. Il n’est pas possible de détailler ici le rôle de chacun d’eux, ni même des plus récents et on se limitera à celui qui clôture ce livre : Elmo R. Zumwalt Jr (1970-1974). On sait que le secrétaire à la marine Chafee l’avait imposé contre l’avis du CNO sortant, l’amiral Moorer (qui disait aimablement que le seul commandement qu’avait jamais exercé Zumwalt était celui d’une flottille de jonques sur le Mékong) et au mépris des règles de l’ancienneté (sur 302 amiraux, il était 281e ; notons cependant qu’il y avait un précédent : l’amiral Burke fut nommé CNO alors qu’il n’était que contre-amiral, commandant les destroyers de la flotte de l’Atlantique et qu’il ne figurait qu’en 92e position dans la hiérarchie. Sitôt nommé, Zumwalt fit preuve d’une « réformite » aiguë, symbolisée par les fameuses directives ironiquement surnommées Z-grams dont il fit un usage surabondant (111 en 4 ans). Dans l’ensemble, son zèle est sévèrement jugé. Norman Friedman se montre plutôt compréhensif et souligne la profondeur de la crise que connaissait alors l’US Navy, dont Zumwalt n’était évidemment pas responsable. Paul B. Ryan, au contraire, tant dans First Line of Defense que dans la notice de Chafee dont il est l’auteur dans Secretaries of the Navy, se livre à une attaque en règle et lui attribue l’entière responsabilité de la dégradation de la discipline qui a culminé avec les mutineries de 1972-1973. Il en veut pour preuve le Marine Corps qui, resté à l’écart de la fureur réformatrice de Zumwalt, n’a pas été touché par l’agitation. Savoir si l’action de celui-ci était la réponse appropriée à la crise que connaissait alors l’US Navy constitue un inépuisable sujet de polémique. Ce qui est sûr, c’est que son activité brouillonne n’était pas ce qui convenait le mieux pour rassurer les personnels dans une période d’incertitude. D’autre part, même si la crise de la discipline avait déjà commencé à se manifester avant sa prise de fonction, ses réformes, dont certaines étaient carrément démagogiques (participation accrue des minorités, volonté de « concertation ») ont incontestablement contribué à l’accentuer. En revanche, son concept de High-Low mix (un petit nombre de navires très sophistiqués pour affronter la flotte soviétique et des bâtiments plus rustiques, mais nombreux pour protéger les lignes maritimes) était probablement la réponse la mieux adaptée au déclin quantitatif de l’US Navy. Mais finalement, aucune de ses idées n’a eu d’influence durable : ses successeurs Holloway et Hayward ont su, avec plus de discrétion, restaurer la discipline et l’amiral Rickover a fait triompher la formule du « tout sophistiqué » dont les Nimitz à 4 milliards de dollars l’unité sont le symbole.
Ces deux livres sur les secrétaires et les CNO sont importants car ils révèlent le poids des contraintes internes dans la définition de la stratégie navale américaine. Des hommes comme Carl Vinson, président du Naval Affairs Committee, de la Chambre des représentants, y ont à la limite plus de poids que la menace soviétique. Joue également un grand rôle la rivalité continuelle avec l’US Air Force, à tel point qu’on a pu dire que celle-ci était le principal adversaire de l’US Navy, bien plus que la marine soviétique. Il faut enfin noter l’influence de facteurs purement techniques, parmi lesquels le plus déterminant est sans doute l’incapacité des chantiers à répondre à certaines demandes de la marine. L’annulation au début des années 1970 de 4 porte-hélicoptères ne résulte pas comme on l’a cru de velléités isolationnistes, mais plus simplement d’un conflit avec le constructeur. La marine rejette la responsabilité de ces difficultés sur les chantiers, mais il faut reconnaître qu’elle ne fait rien pour leur faciliter la tâche : le retard du programme du SNA (sous-marin nucléaire d’attaque) Los Angeles est largement imputable aux modifications qu’elle a imposées alors même qu’elle avait approuvé les plans.
Avec ces ouvrages, nous sommes maintenant bien renseignés sur l’histoire tumultueuse de l’US Navy. Mais paradoxalement, les travaux sur son avenir manquent. The Future of United States Naval Power de James A. Nathan et James K. Oliver (Indiana University Press) date de 1979 et il est loin d’épuiser le sujet. Une telle pénurie est assez surprenante alors que les ouvrages sur la marine soviétique prolifèrent. Mais il est permis d’escompter une amélioration puisque Jan S. Breemer annonce pour bientôt Understanding United States Naval Developments. ♦