La vision nassérienne
Paul Balta, excellent praticien du monde arabe, chef de rubrique au Monde, est bien connu des lecteurs de cette revue (cf. numéro de juin 1982 l’analyse de son précédent ouvrage, L’Algérie des Algériens, vingt ans après). Avec Claudine Rulleau, il rassemble ici un choix important d’écrits, discours, entretiens de Gamal Abdel Nasser. Assorti d’une présentation, de brefs commentaires et d’une chronologie précieuse, cet ensemble restitue dans son authenticité la personnalité, riche et longtemps controversée, du raïs. L’historien y trouvera son compte, le lecteur soucieux d’actualité également. Le message de Gamal, grandiose et familier, chante encore aux oreilles arabes. Boumediène a suivi ses traces, Kadhafi reste son disciple infidèle et les mourabitoun libanais s’en réclament.
On se souvient – non sans gêne on l’espère – de l’image que l’Occident s’était faite du nouveau chef d’État égyptien, dans la seconde moitié des années 1950. La main-mise sur la Compagnie du Canal, les nationalisations internes, pour les Français le soutien très concret au FLN algérien, le rapprochement de l’URSS maître d’œuvre du haut-barrage d’Assouan, et par-dessus tout l’ardeur agressive appliquée aux « trois cercles », arabe, africain, musulman, entretenaient dans nos esprits l’inquiétude ou la haine. Ce n’est pas le moindre mérite des auteurs – même si on ne les suit pas jusqu’au bout de leur vénération – que de remettre les idées en place. La Philosophie de la révolution (1953), considérée bêtement, à l’époque, comme un Mein Kampf égyptien, se révèle pour ce qu’il fut : ouvrage fort anodin, « simple patrouille de reconnaissance » avant la bataille, selon le mot même de Nasser, étonné et attristé de « la tempête que le livre a soulevée ». La politique de « non-alignement » ou de « neutralisme positif » n’était point feinte, comportement naturel de « paysan madré ». La révolution menée à l’intérieur est restée très mesurée et les auteurs soulignent justement l’horreur de leur héros pour les méthodes violentes.
Au-delà – en deçà – des options politiques apparaît, à travers son style original, un homme simple parlant à des gens simples, « l’homme du Nil » s’adressant aux fellah. Certes l’arabe sonore et redondant s’appauvrit à la traduction, quelle qu’en soit la qualité, mais l’honnêteté de l’orateur est manifeste, sous-tendue d’une profonde affection pour son peuple, qui la lui rend bien. Son Discours de nationalisation, prononcé à Alexandrie le 26 juillet 1956, est une démystification plaisante et cruelle de la comédie internationale, où il dévoile aux petites gens, qu’on imagine ravis, tous les péchés de l’Occident et les dessous sordides des négociations du plus haut niveau. Périodiquement, de modestes auto-critiques rendent aimables les propos d’un homme soucieux de se présenter comme un Égyptien parmi d’autres : « Je ne suis pas un Premier ministre professionnel, mais un Premier ministre porté au pouvoir par une révolution ».
La part la plus positive de la « vision nassérienne » est sans doute son analyse lucide du retard de civilisation accumulé par l’islam et les Arabes, et l’action lancée pour le combler. « Jusqu’à maintenant nous avons vécu sur les idées et les inventions des autres », mais aujourd’hui, « relève la tête, mon frère ! ». La tâche est immense, elle ne fut qu’entamée mais avec courage. Hostile à la fois au marxisme athée et à l’intégrisme des Frères musulmans (il dissoudra leur association en 1954 et échappera à un attentat 10 mois plus tard), musulman sincère mais pétri d’égyptianité, Nasser montre clairement la voie du rajeunissement religieux nécessaire : l’amélioration du statut de la femme et une politique de planning familial en sont les signes les plus audacieux.
Le raïs a été plus heureux à la tête de ses frères égyptiens que dans ses entreprises extérieures, où il se voulait pourtant conscience et guide du peuple arabe entier. Si la guerre de Suez de 1956, échec militaire, fut une victoire diplomatique, celle-ci effaçant celui-là, son choix entre régimes arabes dignes et indignes fut une application abusive d’un idéalisme qui eut dû rester à usage interne, et l’engagement militaire au Yémen, durant 5 longues années, s’est avéré totalement stérile. Bien sûr, la guerre de 6 jours, en juin 1967, est sa plus retentissante défaite. Mais plus frappant que la défaite, et combien caractéristique du comportement nassérien et des rapports quasi-amoureux de Gamal et de son peuple, est l’extraordinaire retournement qui l’a suivie. Nasser tire les conséquences d’un échec sanglant impossible à travestir : le 9 juin 1967 il démissionne. Le lendemain, obéissant aux supplications, très réelles, de ses frères abandonnés, il accepte de reprendre le fardeau du pouvoir. Seul le malheureux maréchal Amer, compagnon de la première heure, paiera le vrai prix : il se suicidera le 14 septembre 1967.
Aussi bien les auteurs me pardonneront de ne pas approuver leur mise en opposition des deux raïs, Nasser et Sadate, et leur exécration du second. Si l’opposition est juste, l’exécration l’est moins. Sans doute Sadate a-t-il opéré un renversement d’alliance (ou de protection) : entre deux maux, il faut choisir le moindre. Sans doute sa politique économique d’infitah (ouverture libérale) n’a-t-elle pas été une totale réussite : l’étatisation nassérienne non plus. Mais Sadate est l’artisan du seul succès arabe de la longue guerre : demi-succès militaire dans la guerre du Kippour, mais succès politique objectif, avec la récupération du Sinaï et la paix retrouvée. Ce succès-là, on nous le rappelle, Nasser l’avait, à l’avance, refusé : « un mot de ma part aux Américains et le Sinaï nous serait restitué. Mais je ne le fais pas car je suis solidaire des autres pays arabes occupés ». Qui a eu raison ? La faveur populaire a tranché en faveur de Nasser, comme le montre la comparaison des fastes funéraires qui ont entouré la mort des deux rivaux posthumes. Les Arabes ont leur faiblesse, à laquelle on peut, avec Paul Balta. trouver du charme : pour eux, il n’y a pas de bonne politique sans grands sentiments. ♦