Le Grand Frère. L'Union soviétique et l'Europe soviétisée
Professeur à la Sorbonne et à l’Institut d’études politiques de Paris, Hélène Carrère d’Encausse est une spécialiste bien connue des questions soviétiques. L’Empire éclaté nous avait permis d’apprécier ses qualités de précision et de clarté. L’auteur nous propose ici de « suivre pas à pas l’URSS dans cette aventure européenne de quatre décennies ». Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’URSS s’est implantée durablement (qui en douterait ?) en Europe de l’Est. Comment s’est affirmée la domination soviétique, quels types de relations entretient l’URSS avec les « pays frères » et quelles en sont les conséquences pour ces Nations ?
La guerre a permis à Staline de se constituer un « empire de la Baltique à l’Adriatique », titre de la première partie du livre. L’originalité du projet révolutionnaire stalinien par rapport aux théories léninistes réside dans cette préoccupation de prolonger l’espace soviétique en assurant la continuité territoriale. Les accords de Yalta doivent être compris dans ce sens. Hélène Carrère d’Encausse insiste sur le fait que rien n’a été négocié. Les Occidentaux n’ont pas vendu l’Europe de l’Est à Staline, ils ont dû reconnaître une situation de fait : la domination, militaire dans un premier temps, de l’URSS. L’après-guerre consistera à mettre en place des régimes alignés sur le modèle soviétique. Les Partis communistes (PC) s’emploieront, en appliquant la stratégie dite du salami et celle du « cheval de Troie », à éliminer les opposants tranche par tranche. Les chefs d’accusation évolueront avec les cibles : les non-communistes seront traités de fascistes, les communistes non « moscovites » seront coupables de nationalisme. Puis, quand il faudra faire des purges parmi les plus fidèles, sera évoqué le péché de cosmopolitisme (comme en témoigne le procès du juif Slansky). Pour Hélène Carrère d’Encausse ces 8 années (1945-1953) pendant lesquelles Staline s’efforcera de construire un bloc monolithique, seront d’autant plus pénibles pour les pays d’Europe de l’Est, qu’elles reproduisent 25 ans d’histoire soviétique : « La révolution sociale et morale change l’homme dans sa totalité, par là elle est totale (voire totalitaire) et totalement inacceptable à l’homme. Et cela requiert donc que ce type de révolutions lui soit imposé ».
La brutalité de la soviétisation, la déstalinisation, entraîneront des craquements dont l’analyse constitue la deuxième partie de l’ouvrage : l’« empire fratricide ». L’auteur note un grand pragmatisme de la part des dirigeants du Kremlin face aux différents conflits : Berlin, Hongrie, Tchécoslovaquie. L’intervention militaire directe en Hongrie a été très mal perçue au sein même du camp socialiste. Une tout autre méthode est utilisée actuellement en Pologne : l’autonormalisation. Que de progrès accomplis dans les techniques de règlement des affaires de famille ! C’est incontestablement le produit d’une politique en profondeur. « Parce que toutes les situations diffèrent, parce que tous les peuples suivent des voies propres, l’URSS ne peut s’en remettre aux seules normalisations par « violence contrôlée ». Tandis que le monde a les yeux fixés sur ces processus spectaculaires de reconstruction du système, l’URSS accomplit en marge des crises une œuvre en profondeur, une œuvre d’édification d’une société communiste intégrée ».
Les multiples aspects de cette intégration sont le thème de la partie la plus intéressante du livre (« l’empire des janissaires »). Un modèle : les rapports des peuples de l’URSS avec le peuple majoritaire c’est-à-dire le peuple russe. Les principes permanents du droit international (souveraineté, non-ingérence) ou encore la « troisième corbeille » des accords d’Helsinki ne peuvent s’appliquer aux relations entre les pays frères. Celles-ci doivent se comprendre d’une manière dynamique. Ainsi Hélène Carrère d’Encausse pense que nous assistons à l’émergence d’une nouvelle communauté historique ; caractérisée à la fois par le maintien des différents nationalismes (le peuple soviétique demeure un but lointain) et par la consolidation de comportements uniformisés. Cette entreprise de consolidation est alimentée par le développement considérable des traités bilatéraux, des contacts à tout niveau entre les PC et de l’instrument intégrateur privilégié : le Pacte de Varsovie. Créée en 1955 en réponse à l’admission de la RFA au sein de l’Otan, cette institution est aujourd’hui principalement tournée vers l’intérieur (Tchécoslovaquie en 1968). Elle contribue à former des cadres militaires qui, tels les janissaires de l’Empire ottoman, apparaissent comme des éléments dénationalisés dont le rôle lors de conflits (comme en Pologne) peut devenir primordial.
Mme Hélène Carrère d’Encausse fait preuve de pessimisme dans sa conclusion. À la fin de L’Empire éclaté, elle laissait entendre que les problèmes nationaux menaçaient l’existence même de l’État soviétique. Dans Le Grand Frère, l’étude des régimes Est-européens la conduit à définir un type nouveau de société fondée sur « l’habitude de vivre ensemble », un lien qui risque effectivement de s’avérer plus efficace que la volonté, chère à Renan. ♦