Kadhafi : vent de sable sur la Libye
Correspondant de presse, lié aux services secrets américains, familier des personnalités de la Libye moderne, John Cooley, spécialiste du Proche-Orient, est bien placé pour nous présenter le leader libyen. Son livre abonde – à la manière d’Outre-Atlantique – en précisions dont l’authenticité, jugée par celles qui s’appliquent à notre pays, paraît bonne. C’est un document complet à verser au dossier Kadhafi, dossier que les imprévisibles initiatives du colonel maintiennent toujours ouvert.
L’entrée en scène de Kadhafi a été la première surprise. Non que le remplacement du vieux roi Idris, dernier Senoussi, fut inattendu : il avait, de longue date, souhaité abandonner le pouvoir. Mais, le 1er septembre 1969, Le Monde diplomatique s’interroge sur les auteurs du coup d’État et la personnalité du jeune lieutenant des transmissions qui en est l’instigateur. Nasser lui-même s’informe : il apprend que la révolution se fait en son nom, premier signe de la passion unioniste du nouveau venu. Vers lequel des deux camps, question alors habituelle, allait se tourner Mouammar Kadhafi ? Son anticommunisme clairement exprimé lui valut un temps la bienveillance de Washington. Mais 1974 est l’année de la volte-face. La modération de Sadate, successeur de Nasser le bien-aimé, dans la guerre d’octobre 1973 indigne Kadhafi et change en hostilité l’antipathie mutuelle que ressentent les deux hommes. Dès lors, les jeux sont faits. Sadate rompt avec l’URSS ; Kadhafi s’y rallie. Son fidèle second, Abdelssalam Jalloud, signe en mai 1973 à Moscou le premier contrat d’armement, pour 12 milliards de dollars. Et le combat aérien du golfe de Syrte, le 19 août 1981, marque concrètement le point culminant de l’inimitié américaine.
La Libye, qu’en 1969 Kadhafi vient de saisir, a déjà changé : elle est le quatrième producteur de pétrole. Mais de ce capital naturel il va faire un usage exemplaire. Conscient de ce que les grandes compagnies pétrolières peuvent supporter, il leur imposera ses conditions. En 1980, 20 milliards de dollars de revenu profitent réellement à moins de trois millions d’habitants. Certes la réussite est fragile et la réplique de l’Occident, durcie par la crise, ne s’est guère fait attendre : le revenu de 1981 est tombé à moins de 7 Mds. Mais nul en Libye n’est plus miséreux. Ainsi assuré des moyens matériels, Kadhafi mènera sa politique avec la fantaisie que l’on sait. L’unité arabe, la révolution verte, la perturbation du jeu international en sont les trois axes.
L’unité arabe relève chez Kadhafi de l’obsession. Ses tentatives multiples, leurs échecs répétés, prêtent à rire. Ses espoirs déçus jettent le sensible colonel dans de noires dépressions. C’est en décembre 1969 un premier pacte avec l’Égypte et le Soudan ; en avril 1971 avec l’Égypte et la Syrie ; en août 1972 encore avec l’Égypte. Et en janvier 1974, le raisonnable Bourguiba lui-même succombera aux assiduités du leader libyen… et signera. De ces pactes mort-nés, c’est surtout le rejet égyptien qui irritera le frère-colonel et l’entraînera aux plus fâcheuses extrémités. En juillet 1973 il tentera de forcer la main au président Sadate par une « marche du peuple » vers Le Caire, préfiguration de la « marche verte » marocaine. En juillet 1977 c’est la guerre de quatre jours où les forces égyptiennes et libyennes s’affrontent dans le désert. Et en décembre 1977 le voyage de Sadate à Jérusalem déterminera Tripoli à prendre la tête du Front du Refus.
Le grand dessein révolutionnaire de Kadhafi tient dans les trois tomes de son Livre vert, présenté sans modestie comme « la solution du problème de la démocratie » et « la troisième théorie universelle ». C’est bien, en effet, une révolution culturelle à laquelle Mouammar s’attèle en 1973. Il semble qu’on puisse qualifier de maoïsme islamique, en dépit des dénégations de son auteur, cette théorie de la démocratie totale. Sur fond d’islam discret se développe le pouvoir des « masses populaires », comme le suggère le néologisme de Jamahiriya, délibérément distinct du Jumhûriya, par quoi les Arabes désignent la banale république. En mars 1977, Kadhafi lui-même renonce au titre de chef d’État, adoptant ainsi une liberté d’allure inhabituelle sur la scène internationale.
De la scène internationale, Kadhafi est au demeurant le perturbateur, tour à tour bon enfant et sanguinaire, toujours inattendu. On a beaucoup parlé de son soutien au terrorisme mondial et de la participation directe de la Libye à cette entreprise. John Cooley est là fort bien informé : sur les agissements de Frank Terpil et Edwin Wilson (ce dernier récemment reconnu coupable d’exportation illégale d’armement), sur l’affaire française des faux « Sartron », sur les imprudences regrettables de Billy Carter, frère du président. Et s’il se garde de conclure, l’auteur rappelle qu’en février 1980 les comités révolutionnaires libyens ont appelé à la « liquidation physique » des opposants, à l’étranger comme à l’intérieur. Quatre mois plus tard dix Libyens avaient été assassinés de par le monde.
À côté du terrorisme, Kadhafi mène une action tenace « d’exportation de la révolution », titre exact que porte le bureau officiel qui coiffe les ingérences libyennes. On sait qu’après l’échec de la politique d’union arabe, c’est vers le Sahara et l’Afrique noire que l’effort s’est porté. Le Tchad est le point d’application le plus évident et avant l’expédition militaire de 1980-1981, l’équipée du DC-3 disparu en juillet 1978 avec ses trois affréteurs français est ici relatée avec minutie. Mais l’ensemble du Sahara, celui des Touareg et des Maures comme celui des Toubous, intéresse la Libye. Le président Léopold Sédar Senghor s’était inquiété, en son temps, d’une « gigantesque république saharienne » fédérée sous l’égide de Kadhafi. Quant aux hypothèses romancées qu’on a lancées sur les possibilités nucléaires du trublion libyen, on trouvera dans l’ouvrage de Cooley des précisions peu discutables mais rassurantes.
Notre auteur ne prétend sans doute pas avoir semé la personnalité de Mouammar Kadhafi : la décrire, c’est décrire l’aléatoire. Chef scout et terroriste chef, prophète islamiste et rousseauiste utopique, homme de guerre et cœur sensible, bien malin qui dira laquelle de ces facettes changeantes miroitera, l’aube prochaine, au soleil levant de la Cyrénaïque. ♦