Une morale pour des monstres froids. Pour une éthique des relations internationales
Bien que Stanley Hoffmann ait vécu en France pratiquement de sa naissance à 1955, ce livre a été écrit en anglais. Le titre original, Duties beyond Borders: on the Limits and Possibilities of Ethical International Politics, fait peut-être moins choc que celui qu’a adopté l’éditeur français mais il est plus révélateur de son contenu réel.
En fait, les cinq chapitres de cet ouvrage sont les textes de cinq conférences prononcées de février à avril 1981 à l’université de Syracuse, dans l’État de New-York. Dans sa préface l’auteur avoue son propos : montrer qu’il n’est pas impossible « de réconcilier ce que l’on appelle parfois le réalisme dans les relations internationales et les exigences de la moralité ». C’est un débat qui a pris une grande acuité aux États-Unis, où l’intervention au Vietnam a laissé des souvenirs durables et où l’on a volontiers opposé le réalisme de Nixon et de Kissinger à l’idéalisme et aux bons sentiments de Carter.
Stanley Hoffmann veut s’adresser à tout le monde et non aux seuls spécialistes des relations internationales. Pour cela, il cherche à utiliser le langage de tout le monde et des raisonnements aussi pratiques qu’il est possible. Sa démarche se veut assez pragmatique, en partant de ce qui existe. Le résultat est un livre très intéressant par l’analyse de ce qui constitue les relations internationales et de ce qui pose des problèmes sur le plan éthique, l’usage de la force, la promotion des droits de l’homme, la justice distributive entre individus et entre nations, pour Unir la recherche d’un ordre mondial.
L’auteur a-t-il réussi dans son propos ? On peut en douter car ce livre très dense suppose une certaine culture dans le domaine des relations internationales. Nombre d’auteurs anciens ou contemporains sont évoqués, depuis Grotius et Locke en passant par Max Weber. L’on constate que les États vivent dans cet état de nature qui est le thème de Hobbes dans son Leviathan. Stanley Hoffmann en déduit que « l’éthique de l’homme d’État devrait être guidé par un impératif : transformer le milieu international en un état de société ». Le plus significatif de ce travail est de montrer les difficultés que l’on rencontre quand on veut poser ces relations internationales en termes de morale, voir quels sont les droits et devoirs des communautés humaines face aux droits et devoirs de l’individu. Mais, sans aucun présupposé métaphysique sur la nature de chaque homme pris individuellement, comment fixer des frontières, déterminer les relations entre ces différents types de devoirs ?
Le mérite essentiel de ce livre est d’être très dense et plein de réflexions profondes et judicieuses, mais il faut bien avouer que les solutions qu’il propose ne sont pas à la hauteur du problème posé : la nécessité de la modération et de l’éclectisme, une politique reposant sur trois facteurs (s’opposer à toute agression, mener une diplomatie préventive, chercher une détente sans illusion), tout cela paraît insuffisant d’un point de vue moral. Il paraît surtout essentiel de rappeler que les hommes en place doivent d’abord réfléchir aux conséquences de leurs actes (ce que Max Weber appellerait l’éthique de responsabilité), mais que finalement « les diagnostics sont contradictoires… chaque explication engendre une série différente de remèdes ; … non seulement ces prescriptions sont contradictoires mais aucune d’elle n’est vraiment praticable… Rien ne serait plus facile que de codifier sa propre utopie… des actes de foi nourris de faux espoirs ». Ce qui est vrai dans le domaine économique l’est aussi dans bien d’autres domaines, mais ces constatations désabusées ne doivent pas conduire à abandonner toute recherche d’éthique, bien au contraire, mais l’on doit garder une très grande prudence. N’est-ce pas Saint Thomas d’Aquin qui faisait de la prudence une vertu cardinale ? ♦