Critique de la décision
La décision ! Voilà un beau sujet de méditation pour tous ceux qui, peu ou prou, dans leur vie professionnelle, dans leur vie familiale, voire personnelle, ont eu à faire un choix dans leur manière d’agir, surtout quand ils détenaient une part de responsabilité. Et bien souvent, ceux qui n’ont pas fait de choix, « parce qu’il était urgent d’attendre », ont quand même pris une décision, celle de suivre le courant dans une forme de politique décrite méchamment, entre les deux guerres, comme étant celle « du chien crevé au fil de l’eau ».
On peut donc beaucoup attendre du livre de M. Lucien Sfez, en particulier les militaires habitués par essence à prendre des décisions aux différents échelons du commandement où ils se trouvent placés, ou à être des auxiliaires de ces échelons quand ils font partie d’un état-major. On leur enseigne d’ailleurs une « méthode » de prise de décision qui passe par ce que, dans les écoles de guerre, on appelle « l’appréciation de situation » où l’on analyse la mission impartie à l’échelon, la situation, les modes d’action possibles pour l’ami et l’ennemi. On ne retrouve rien de tout cela dans l’ouvrage de M. Sfez, qui est typiquement le travail d’un universitaire, très poussé et très documenté, sur ce qui est, au fond, la grande décision administrative. Son exemple préféré n’est-il pas le RER, qui prend 20 pages d’annexes et qui est souvent cité dans le texte ?
En pratique, malgré son très grand intérêt, le livre de M. Sfez est difficile à lire pour qui n’est pas du sérail. Il y a un problème de langage technique et l’ouvrage s’adresse à des gens qui ont déjà un certain niveau de connaissance dans la matière. Il en résulte que certaines phrases, voire des pages entières demeurent assez hermétiques pour le lecteur non averti, ou exigent de lui un effort de recherche mené par ailleurs. Le grand mérite de M. Sfez est de poser le problème et surtout, comme c’est l’habitude universitaire, de nous faire une histoire très poussée des nombreuses études qui ont lieu sur la décision, depuis les grands professeurs de droit comme Duguit et Hauriou, en passant par les auteurs américains comme J. W. Forrester, Quade, Rapoport, Hermann Kahn, des français comme Boulet, Michel Crozier, Jacques Robert, Touraine, Vedel. Il part même d’une étude philosophique où il montre que la cause unique de Descartes tend à être abandonnée du fait de l’étude des systèmes qui fait réintégrer la cause globale d’Aristote, la virtualité (le calcul des possibles) et l’irrationnel (le non-perçu distinctement) de Leibnitz.
L’idée majeure est la critique de la linéarité, c’est-à-dire d’une conception où la décision est fractionnée en trois temps successifs : délibération, décision, exécution. À cette linéarité, il faut substituer la notion de système, un système étant, suivant la définition de Katz et Kahn, « a complex of interacting elements, P1 P2… Pn ». On retrouve ici des idées bien connues en cybernétique (Wiener et son livre Cybernétique et société est abondamment cité), et les vieux techniciens de la radio y retrouvent la contre-réaction ou « feedback » dont le premier exemple a été le récepteur superhétérodyne. Il est alors question d’input, d’output et même de throughput. Derrière ce jargon, il est intéressant de noter, même quand on est en désaccord avec certaines conclusions, ce que M. Sfez en tire pour les rapports entre le politique et l’administratif, en particulier dans la rationalisation des choix budgétaires, ou RCB (PPBS si on garde le sigle américain). La notion de multi-rationalité est certainement très riche d’enseignements ainsi que tout ce qui, dans l’analyse des diverses théories, permet de distinguer les fins, les objectifs, les moyens, et de voir ce qui est remis en cause, en particulier les fins.
Il est probable que ce qui tient le plus à cœur à M. Sfez est la notion de surcode. Ce sera malheureusement ce qui sera le plus difficilement assimilable par le lecteur non averti. Sa critique de la liberté est fort pertinente. Il est cependant frappant de voir que la notion même de décision mériterait probablement d’être creusée plus profondément. Certes, M. Sfez montre qu’il y a des décisions multiples qui sont prises à différents échelons. On peut regretter qu’il ne distingue pas la décision urgente, celle qui ne peut reposer que sur l’intuition, parce que l’on n’a pas le temps de mettre en branle tout le système décisionnel. Il y a alors « crise », et il faut s’organiser pour avoir un système décisionnel adapté, simplifié à l’extrême. Mais qu’est-ce que l’intuition ? Voilà un beau sujet d’études où l’on pourrait méditer ce qu’en dit l’amiral Eccles, pour qui l’intuition est le fait de sauter par-dessus les intermédiaires de raisonnement grâce aux acquis antérieurs de la réflexion et de l’expérience. C’est peut-être une manière de ramener un certain freudisme, et M. Sfez analyse le modèle psychanalytique composé de l’inconscient, du préconscient et du conscient. De même, le mot stratégie est à peine prononcé, alors que ce terme regroupe des décisions coordonnées qui sont menées pour aboutir à des objectifs fixés en fonction de valeurs choisies par le politique. En temps de paix d’ailleurs, il s’agira le plus souvent de « doctrine militaire » (c’est la terminologie soviétique) qui fixe les principes suivant lesquels serait menée l’action si elle avait lieu, et qui détermine les moyens correspondants.
On voit donc tout l’intérêt de ce livre, malgré les difficultés qu’il peut présenter. On aimerait pouvoir discuter avec M. Sfez des points spécifiques du problème militaire, mais M. Sfez a bien relevé qu’en définitive, c’est le budget qui est l’instrument de médiation entre le politique et l’administratif, ce terme étant entendu au sens le plus large d’exécutant dans chaque domaine. C’est bien là où le politique tient le pouvoir, car c’est lui qui fait les arbitrages financiers. Quant au militaire, sa soumission au pouvoir politique fait partie de son éthique essentielle. ♦