L’Arabie saoudite
Au moment où le monde occidental a les regards tournés vers l’Arabie saoudite pour tenter de déchiffrer son avenir, notre ami Georges de Bouteiller fait paraître un ouvrage destiné au grand public qui, somme de son expérience incomparable sur ce pays mystérieux, nous en livre de façon lumineuse la radioscopie. Georges de Bouteiller a été en effet notre ambassadeur à Ryad de 1968 à 1975, soit pendant sept années consécutives, et il est revenu souvent dans ce pays auquel il reste très attaché et où il a conservé beaucoup d’amis, en particulier dans la famille royale.
Son ouvrage est donc celui d’un observateur particulièrement bien informé de l’Arabie saoudite contemporaine. Mais il comporte aussi une documentation très complète et fort clairement résumée sur ses origines historiques et religieuses, qui a reçu la caution éminente de M. Henri Laoust, dans une préface très élogieuse.
Dans la première partie du livre. Georges de Bouteiller nous expose combien ce royaume de formation récente reste marqué par la géographie et l’histoire. C’est en 1932 seulement que s’est opérée la fusion du Hedjaz, situé en bordure de la mer Rouge, à la végétation verdoyante et de civilisation urbaine et commerçante, avec le Nedjd, situé dans les sables du haut plateau central, qui n’était peuplé à l’origine que de Bédouins, et où se trouve maintenant le pétrole. Le pays ainsi constitué est très vaste : 2 000 kilomètres sur 1 700 kilomètres dans ses plus grandes dimensions, avec une superficie de plus de 2 millions de kilomètres carrés, qui est quatre fois celle de la France. Depuis sa création, il a à sa tête comme roi un membre de la famille des Saoud, originaire du Nedjd, qui a su conserver son unité, bien qu’elle comporte maintenant près de 7 000 personnes. Elle y fut aidée par le pacte qui la lie depuis 250 ans avec les descendants des Abdel Wahab, le fondateur du mouvement réformateur de l’Islam par retour à sa pureté originelle, que nous appelons en Occident le wahhabisme.
La deuxième partie de l’ouvrage décrit de façon très intéressante les prolongements de cette tradition intégriste dans ce pays, par ailleurs si moderne à d’autres points de vue. L’Arabie saoudite a en effet conservé des structures très proches de la loi musulmane d’origine, laquelle entend régir tous les aspects de la vie collective et individuelle et, par suite, l’État et la société. L’imprégnation religieuse qui en résulte pour toutes les activités n’est pas incompatible avec la richesse qui s’étale dans le royaume, puisque l’Islam ne fait pas un idéal de la pauvreté ou du détachement des biens de ce monde. Elle inspire par contre très profondément le système politique. C’est ainsi que l’autorité du roi trouve sa seule légitimité dans sa capacité à œuvrer pour le bien des croyants et à faire régner le droit et la justice. Sa puissance n’est pas illimitée, puisque les actes nuisibles au bien public n’obligent personne. Cela explique qu’il n’y ait pas d’automatisme dans la succession au sein de la famille royale : le plus capable est choisi par ses pairs, qui lui font alors allégeance, suivis ensuite par toute la population.
Dans la troisième partie, notre auteur traite de l’Arabie saoudite des affaires. Là encore, son libéralisme économique quasi total résulte de la Loi. Celle-ci, en effet, respecte la propriété et l’initiative individuelle, autorise le profit à condition qu’il soit purifié par l’aumône faite aux pauvres, et ne permet l’intervention de l’autorité que pour défendre les droits de la personne et de la justice.
Georges de Bouteiller pose alors la question de savoir si les structures politiques et sociales du pays pourront s’accommoder longtemps des injections massives de pétrodollars et de l’occidentalisation très rapide qui en résulte, sans risquer les réactions de rejet qui ont mené l’Iran à sa perte. Sa réponse est nuancée. Si l’Arabie saoudite ne peut d’aucune façon être assimilée à l’Iran, tant au plan économique que politique, elle comporte cependant des causes de tension interne qui risquent de se manifester un jour. Leur énumération est longue en effet : différence de traditions historiques entre le Hedjaz et le Nedjd, présence de 3 millions de travailleurs immigrés face à un peu plus de 4 millions seulement d’autochtones qui refusent tous les travaux manuels, fortes concentrations urbaines, inflation momentanément maîtrisée mais qui a été galopante, économie dépendant encore pour les trois quarts du secteur pétrolier, fonctionnaires et militaires relativement mal payés par rapport à une bourgeoisie prodigieusement enrichie. Les événements de La Mecque, en 1979, qui sont restés assez mystérieux, ont peut-être leur origine dans certaines des tensions cachées au sein de cette société d’abondance. Des réactions intégristes restent aussi possibles dans ce pays imprégné par la Loi, dans la mesure où, pour les purs de l’Islam, croissance et technologie sont souvent assimilées à l’occidentalisation. La famille royale paraît cependant avoir pleinement conscience de cette situation ; elle agit avec prudence, en cherchant à harmoniser développement économique et progrès social.
Dans la dernière partie de son livre. Georges de Bouteiller analyse les éléments de la puissance internationale de l’Arabie saoudite, à l’ascension de laquelle il a assisté pendant sa mission diplomatique. Il rappelle à ce sujet que sa notoriété dans le monde islamique est bien antérieure à la flambée des prix du pétrole et au pouvoir financier qui en est résulté pour elle : elle était considérée auparavant comme la patrie de tous les musulmans, en tant que gardien de leurs lieux saints. La mission panislamique qui en est la conséquence reste un des objectifs majeurs des successeurs du roi Fayçal ; elle se manifeste peu à peu par la mise en place d’institutions politiques, économiques, sociales et culturelles, qui ne sont pas sans analogie avec celles de la Communauté européenne. C’est aussi l’imprégnation islamique qui donne à la politique étrangère de l’Arabie saoudite une tonalité aussi farouchement anti-marxiste qu’anti-sioniste, mais qui est également opposée à un impérialisme venu d’Occident, par refus des aliénations culturelles et matérielles auxquelles il est assimilé.
Cependant, les États-Unis restent encore des partenaires privilégiés, en raison de leur idéologie anticommuniste et libérale, et en considération aussi de leur puissance économique et militaire. Ils se sont d’autre part engagés clairement à défendre le Golfe contre toute intervention extérieure et par suite, implicitement, à défendre l’Arabie saoudite contre toutes menaces. L’affaire de la cession des AWACs (système de détection et de commandement aéroporté), qui vient de se terminer avec le succès que l’on sait pour le président Reagan, a certainement renforcé sa crédibilité à cet égard. Mais encore faudrait-il que les militaires américains sachent ne pas se manifester trop bruyamment, en restant au-delà de l’horizon, suivant l’expression maintenant consacrée. Et de toute façon, rien ne sera joué tant que le problème palestinien n’aura pas trouvé un espoir de solution, qui pourrait peut-être se situer à mi-chemin des Accords de Camp David et du Plan Fahd. Mais c’est nous qui concluons de la sorte, et non pas notre auteur. Georges de Bouteiller, quant à lui, termine son ouvrage en soulignant l’étrange destin de cette Arabie saoudite, qu’il connaît si bien et à laquelle il reste tant attaché, qui la conduit à être à la fois le « gestionnaire de l’Éternel » et le « pilier du Monde libre ». Et il lance alors, avec une certaine angoisse, semble-t-il, cette interrogation : « Qui l’emportera de Dieu ou des Affaires ? ». Cette question laissée sans réponse nous fait espérer une suite à ce livre très remarquable, qui mérite de figurer dans la bibliothèque de tous ceux qui se préoccupent de l’avenir de notre monde dangereux. ♦